L’exposition Palais disparus de Napoléon présentée à la galerie des Gobelins dans le cadre du bicentenaire de la mort de Bonaparte retrace la quête de la demeure idéale, capable aussi bien d’incarner l’ambition impériale tout en renouvelant les codes esthétiques.


© Marielle Brie
© Marielle Brie

Palais disparus : l’audace impériale et les arts

Le Directoire et le Consulat basculent doucement à la fin du XVIIIe siècle des ors de l’Ancien Régime vers les fastes de l’Empire. Le nouveau règne impérial qui devait « finir la Révolution », comme l’entendait Bonaparte, est parfaitement conscient des innombrables enjeux impliquant étroitement la politique, l’économie et les arts.

Buste d'après Antoine Denis Chaudet Napoléon Ier (1769-1821) lauré, empereur des Français © Marielle Brie
Buste d'après Antoine Denis Chaudet Napoléon Ier (1769-1821) lauré, empereur des Français © Marielle Brie

Cette période transitoire mit à rude épreuve les artistes et les artisans qui perdirent soudainement leur clientèle aristocratique. Les grands chantiers de réaménagement, de décoration et parfois même de construction entrepris par Bonaparte sont alors l’occasion pour lui d’enraciner la légitimité de la nouvelle dynastie dont il est l’initiateur. Épaulé par les goûts sûrs de Joséphine de Beauharnais, les palais impériaux deviennent un enjeu politique en France aussi bien qu’à l’étranger. La maturation, la diffusion et l’ancrage profond du nouvel style Empire va bien au-delà de simples considérations esthétiques. 

Dans une exposition particulièrement réussie, la Galerie des Gobelins fait revivre les intérieurs des palais disparus de Napoléon. Puisant dans les pièces les plus emblématiques, révélant les finesses d’un style abreuvé par l’innovation et la créativité des artistes et artisans, les salles happent une à une le spectateur dans l’effervescence d’une époque qui se veut aussi novatrice qu’experte de tous les arts. Entre restitution physique étonnement vitaminée et pourtant parfaitement historique et immersion virtuelle dans les palais oubliés, cette exposition du Mobilier National fait date. 

À travers le souvenir de ces trois palais disparus que sont les Tuileries, Saint-Cloud et Meudon, la galerie des Gobelins fait revivre la volonté de Bonaparte de créer un écrin prestigieux, d’abord destiné au Consulat puis à la famille impériale après 1804.

Dans ce contexte, la remise en activité des anciennes manufactures royales – dont celle des Gobelins – permet également de relancer l’économie ainsi que de pacifier une société malmenée pendant une longue décennie. 

Le palais des Tuileries

Depuis la seconde moitié du XVIIe siècle, le Louvre et le palais des Tuileries n’étaient plus la résidence officielle de la monarchie qui, sur volonté de Louis XIV, avait été déplacée à Versailles. Pour autant, ce grand ensemble palatiale n’était pas inhabité et abritait même quelques-uns des meilleurs artistes et artisans de la couronne.

La destruction du palais des Tuileries, après l’incendie de 1871 © Paris unplugged
La destruction du palais des Tuileries, après l’incendie de 1871 © Paris unplugged

À partir de 1789, les Tuileries deviennent un point névralgique de l’histoire politique française. En octobre de cette même année, la famille royale s’y installe après qu’on l’ait forcée à quitter Versailles. Elle y restera jusqu’en 1792. Puis en mai 1793, la Convention prend sa place ; elle sera elle-même délogée par le Conseil des Anciens sous le Directoire.
C’est véritablement avec l’installation de Bonaparte Premier Consul en février 1800 dans l’ancien appartement du roi – et de Joséphine dans ceux de Marie-Antoinette – que les Tuileries sont réinvesties de leurs fastes passés.

Après le coup d’état du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), des travaux sont menés au pas de charge pour adapter la nouvelle résidence où deux des trois consuls qui y résident bientôt. Napoléon Bonaparte s’entiche dès lors d’embellir l’ensemble palatiale : d’abord la grille du Carrousel (1801 – 1802),  puis la chapelle (1805 – 1806), l’arc de triomphe du Carrousel et la nouvelle salle de spectacle (1806 – 1808) puis l’aile neuve (1807 – 1814). Parallèlement le musée du Louvre prend forme petit à petit. 

Assez unanimement, les artisans trouvent bien difficile de contenter l’Empereur. Ayant sans doute hérité de la rigueur comptable de sa mère Letizia, Napoléon Ier exige « de la magnificence, de l’or, des tapisseries des Gobelins, de grands tableaux » mais ne manque jamais d’être mécontent du montant des factures à payer. Pourtant les Tuileries changent peu à peu et se parent bientôt des plus belles productions de mobilier et des arts décoratifs. Les tapisseries des Gobelins célèbrent les victoires de l’Empereur de la même manière que celles de Louis XIV célébraient le pouvoir monarchique.

Napoléon Bonaparte Premier Consul distribue des sabres d'honneur aux grenadiers de sa garde après bataille de Marengo. Tapisserie de lisse de la manufacture des Gobelins, 1810 © Marielle Brie
Napoléon Bonaparte Premier Consul distribue des sabres d'honneur aux grenadiers de sa garde après bataille de Marengo. Tapisserie de lisse de la manufacture des Gobelins, 1810 © Marielle Brie

L’étiquette impériale n’a rien à envier à celle de l’Ancien Régime et s’accompagne d’un mobilier capable de hiérarchiser la cour. Ainsi, nombre de fauteuils, de sièges et de ployants sont commandés aux ébénistes et portent haut les emblèmes de l’Empire. Le style néoclassique et ses dérivés explorent une large gamme iconographique dans laquelle puisent les artisans et les ornemanistes.

Chaise voyeuse en bois sculpté et doré par Jacob frères (1796 - 1803), vers 1802 - 1803 © Marielle Brie
Chaise voyeuse en bois sculpté et doré par Jacob frères (1796 - 1803), vers 1802 - 1803 © Marielle Brie

Dès le Consulat, le lieu du nouveau pouvoir est parfaitement identifié à Paris. Il faut parallèlement trouver à la campagne, dans la proximité de la capitale, une autre demeure capable de satisfaire les nécessités somptuaires de la représentation consulaire et bientôt impériale. 

Le château de Saint-Cloud

Château de Saint-Cloud en ruine après 1870, photographié par Charles Soulier.
Château de Saint-Cloud en ruine après 1870, photographié par Charles Soulier.

Si la Malmaison incarne le goût nouveau et le raffinement de l’art de vivre à la française, la demeure ne peut pas recevoir de très grandes réceptions. Le choix se porte donc sur le château de Saint-Cloud, qu’on ambitionne de transformer en nouveau Versailles. Il semble que le résultat ait été à la hauteur de l’entreprise car Louis Stanislas de Girardin (1762 – 1827) note que « Bonaparte habite le séjour des rois et ses ameublements surpassent peut être les leurs en magnificence ».

L’exposition des Gobelins recréent ce faste impérial en présentant du mobilier des ébénistes Jacob frères et du bronzier Thomyre, grands noms des arts décoratifs de l’époque Empire mais également ceux moins connus des tisserands de Lyon qui réalisèrent des soieries d’ameublement.

Lé de portières et de draperies commandés pour le grand salon de Joséphine Bonaparte au palais de Saint-Cloud. Camille Pernon (1753 - 1808), Lyon, 1802 - 1806. Soie, filés argent. Gros de Tours broché. Finalement installé dans le deuxième salon de l’impératrice aux Tuileries © Marielle Brie
Lé de portières et de draperies commandés pour le grand salon de Joséphine Bonaparte au palais de Saint-Cloud. Camille Pernon (1753 - 1808), Lyon, 1802 - 1806. Soie, filés argent. Gros de Tours broché. Finalement installé dans le deuxième salon de l’impératrice aux Tuileries © Marielle Brie

Sans doute la pièce – et sa reconstitution virtuelle – la plus remarquable de l’exposition est le salon abricot de Saint-Cloud, réalisée entre 1802 et 1810 et qui se situait dans l’aile du Fer à cheval, sur la cour d’honneur. Il est d’abord le beau salon de l’appartement ; l’empereur l’occupe en 1807 avant de le laisser à l’impératrice à partir de 1810. Comme l’exposition l’explicite, « ce salon est typique du style des ameublements du Consulat : grande originalité des coloris, audace des contrastes et modernité du répertoire décoratif, en particulier égyptien. Il tire son nom de la tenture plissée, couleur abricot, qui garnit les murs. » La pièce est richement meublée et les tissus choisis dans un rouge amarante en parfait accord avec la couleur pour le moins originale de cette pièce. 

L’ensemble du mobilier, d’une grande modernité, présente toutes les caractéristiques du style Consulat qui donnera bientôt naissance au style Empire. Le fauteuil aux accoudoirs à forme de cygne, d’une paire, fut livré pour le boudoir de l’impératrice au palais de Saint-Cloud. Ce motif du cygne a été mis à la mode par l’architecte Berthault dans le décor du lit de la chambre de Madame Récamier. Il fut employé, entre autres, pour les sièges du boudoir d’argent de Caroline Murat à l’Élysée.

Fauteuil en bois sculpté peint et doré, velours de soie rouge et broderie d’or. Jacob Frères (1796 - 1803) sur un dessin de Charles Percier (1764 - 1838), vers 1804 © Marielle Brie
Fauteuil en bois sculpté peint et doré, velours de soie rouge et broderie d’or. Jacob Frères (1796 - 1803) sur un dessin de Charles Percier (1764 - 1838), vers 1804 © Marielle Brie

Château de Meudon

Demeure très appréciée du dernier couple royal, ce château – constitué de deux ensembles dit Château-Vieux et Château-Neuf- passe aux mains de la Révolution. Devenu château de la République, il devient un terrain d’expérimentation, essentiellement à visée militaire. Ce sont d’ailleurs ces activités de toutes sortes qui déclencheront un incendie dévastateur en 1795 qui ne laissera quasiment rien de la partie la plus ancienne. Certains éléments de décoration sont même prélevés dans les ruines pour orner le Palais du Luxembourg dans les premières années du XIXe siècle. 

En 1807, l’empereur Napoléon Ier décide de faire de Meudon une résidence impériale destinée à l’usage de son futur fils, le roi de Rome (1811 – 1832). Pour aménager cet espace, de nombreuses commandes sont passées auprès des plus habiles et fameux artisans du moment.

Candélabre en bronze patiné et doré de Thomyre © Marielle Brie
Candélabre en bronze patiné et doré de Thomyre © Marielle Brie
Vase néoclassique en pierre dure à monture de bronze doré © Marielle Brie
Vase néoclassique en pierre dure à monture de bronze doré © Marielle Brie

L’exposition de la galerie des Gobelins présente ainsi plusieurs pièces d’art décoratif – candélabres, vases décoratifs, cartels et pendules – pour recréer en détail le faste élégant et sobrement antique de ces intérieurs impériaux.

Renouveau et inventivité du style Empire

Avec ses reconstituions physiques et virtuelles impeccablement scénographiées, la galerie des Gobelins met en lumière ce que le grand public ne sait pas toujours et ce que les connaisseurs aiment redécouvrir : l’effervescence de la créativité sous le Directoire d’abord puis sous le Consulat et enfin sous l’Empire, dans une moindre mesure. Sans doute, le style Empire marque les esprits par sa volonté dynastique, sa capacité à enraciner et à lier le style néoclassique au règne de Napoléon Ier, mais il a perdu la légèreté de ses débuts.

Le style Consulat révèle le mieux les trésors de créations qui marquent le tournant du XIXe siècle. Il porte porte à maturation le style Empire et en incarne les prémices. Les formes sont audacieuses, légères, enlevées et d’une délicieuse inventivité. Les artisans empruntent aux formes antiques, pas seulement grecques ou romaines mais aussi étrusques ou égyptiennes. L’art du bronze atteint bientôt des sommets de virtuosité, ce que l’on peut d’ailleurs admirer dans toutes les salles de l’exposition.

Parallèlement, les ébénistes renouvellent le mobilier et des meubles apparaissent : le somno, le siège gondole sans même parler des porcelaines et soieries qui empruntent un tout nouveau vocabulaire et adoptent une palette inédite pour répandre une élégance nouvelle.
Pourtant, les références à l’ancien régime n’ont pas disparu. Des meubles, des objets, des tapisseries datant des règnes précédents (dont celui de Louis XIV) sont empruntés et garnissent les demeures impériales, comme pour mieux ancrer la volonté dynastique de Bonaparte dans une continuité à peine voilée avec l’Ancien Régime. Cette part méconnue est particulièrement mise en lumière dans cette exposition des Gobelins et contribue à donner plus de corps à une curieuse réalité : Napoléon Bonaparte ne connut sans doute jamais le palais idéal qu’il aurait souhaité.

À défaut, d’un palais à la mesure de la démesure impériale, l’exposition des Gobelins fait revivre avec brio des trésors disparus ; les cartels instructifs et les créations virtuelles très réussies permettent de s’y promener, peut-être plus librement que si encore ils existaient.