Le musée du Louvre que nous connaissons aujourd’hui doit beaucoup à Napoléon. Davantage pour ses aménagements que pour les œuvres spoliées aux nations étrangères lors des négociations menées sous le Directoire et l’Empire. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Napoléon Bonaparte de fut pas l’inventeur de cette nouvelle manière d’enrichir le pays vainqueur. 


COUDER Louis-Charles-Auguste (1789 - 1873). Napoléon Ier visitant l'escalier du Musée du Louvre. © Photo RMN-Grand Palais
COUDER Louis-Charles-Auguste (1789 - 1873). Napoléon Ier visitant l'escalier du Musée du Louvre. © Photo RMN-Grand Palais

Le Musée du Louvre : un projet d’Ancien Régime

Louis XIV délaissant le palais citadin pour les atours riants de la proche banlieue parisienne, le Louvre devient dès la seconde moitié du XVIIe siècle un immense espace de possibilités. Il est d’abord un dépôt d’œuvres d’art appartenant à la couronne et accueille dans plusieurs appartements et ateliers les artistes du roi. Puis régulièrement au XVIIIe siècle, l’idée revient de faire de ce palais un véritable musée. Diderot dans l’Encyclopédie y va de ses talents d’architecte d’intérieur : 

On souhaiterait, par exemple, que tous les rez-de-chaussées de ce bâtiment fussent nettoyés & rétablis en portiques. Ils serviraient ces portiques, à ranger les plus belles statues du royaume, à rassembler ces sortes d’ouvrages précieux, épars dans les jardins où on ne se promène plus, & où l’air, le temps & les saisons, les perdent & les ruinent. Dans la partie située au midi, on pourroit placer tous les tableaux du roi, qui sont présentement entassés & confondus ensemble dans des gardes-meubles où personne n’en jouit. On mettrait au nord la galerie des plans, s’il ne s’y trouvait aucun obstacle. On transporteroait aussi dans d’autres endroits de ce palais, les cabinets d’Histoire naturelle, & celui des médailles.

Projet d’aménagement de la Grande Galerie du Louvre, vers 1789 ROBERT Hubert (1733 - 1808) © Photo RMN-Grand Palais - G. Blot / J. Schormans
Projet d’aménagement de la Grande Galerie du Louvre, vers 1789 ROBERT Hubert (1733 - 1808) © Photo RMN-Grand Palais - G. Blot / J. Schormans

Au XVIIIe, le projet de Museum prend véritablement forme et le Louvre accueille dès 1725 le Salon qui devient bisannuel en 1751. On sait le Salon obtus car il ne présente à ses débuts que les tableaux des membres de l’Académie de peinture ; il finira pourtant bien par gagner en souplesse au XIXe siècle. La Révolution suspend les avancées du projet avant que les révolutionnaires ne s’en emparent transformant le Louvre en Museum central des arts de la République. Les fonds de la nouvelle institution sont grassement alimentés par les œuvres de la couronne ainsi que celles confisquées au clergé et aux émigrés. 

Libérée dans le sang de la monarchie et de son pouvoir tyrannique, la France se revendique désormais de l’engeance pure et marmoréenne des régimes antiques et démocratiques. Argument largement suffisant à ses yeux républicains pour se considérer légitime à s’accaparer les chefs d’œuvre de l’Antiquité et de la haute Renaissance. La machine est lancée et le pillage orchestré et systématique des pays limitrophes en guerre contre la Nation est initié par une habile nouveauté : les indemnités de guerre des vaincus sont désormais largement réglées sous forme d’œuvres d’art. Le Directoire (1795 – 1799) ne renie pas cet héritage et encourage même cette rusée pratique. 

En 1796, des ordres écrits du Directoire encouragent le jeune général Bonaparte à ne pas lésiner sur les spoliations :

Le Directoire exécutif est persuadé que vous regarderez la gloire des Beaux-Arts comme attachée à celle de l’Armée que vous commandez. L’Italie leur doit en grande partie ses richesses et sa renommée : mais le temps est arrivé où leur règne doit passer en France pour affermir et embellir celui de la Liberté.

Et il va sans dire que Bonaparte s’y emploie. Il va même pousser la légitimation de ces spoliations (pudiquement désignées comme des « confiscations ») par des traités signés avec les vaincus. Et si « Napoléon vole comme l’éclair et frappe comme la foudre », les villes en passe d’être saignées à blanc sentent aussi venir son arrivée. C’est ainsi qu’à Florence en octobre 1800, on sait les troupes napoléoniennes en approche, raison pour laquelle on s’affaire aux Offices. Le directeur Tommaso Puccini (1749 – 1811) organise la fuite des œuvres les plus célèbres de la Toscane. Celles qu’il peut sauver en tous cas. Car Tommaso sait les spoliations gargantuesques effectuées à Venise et à Rome. Il sait aussi qu’une fois parvenues à Paris, les œuvres seront peut-être présentées sur des chars défilant en parade comme lors des 27 et 28 juillet 1798. Les plus beaux trésors d’Italie comme des prisonniers de guerre avant de rejoindre le Louvre et les gazettes titrant :

La Grèce les céda, Rome les a perdus. Leur sort changea deux fois, il ne changera plus.

L'entrée à Paris du convoi transportant les œuvres d'art pillées par Napoléon.
Les œuvres d'art pillées par Napoléon entrent dans Paris sur des chars de parade

Ces visions dantesques redonnent à Tommaso l’énergie du désespoir et le directeur des Offices de redoubler d’efforts. Emballées avec précaution dans 75 caisses, les œuvres sont chargées sur des bateaux amarrés sur les berges de l’Arno ; un des convois les plus extraordinaires de l’Histoire s’en va discrètement vers Livourne où l’attend une frégate britannique. Une fois chargé, le navire lève l’ancre pour la Sicile, mettant quelques-uns des plus grands chefs d’œuvre italiens à l’abri des appétits napoléoniens. Pourtant la Vénus Médicis discrètement installée à Palerme fut finalement sommée – sous pression diplomatique – de rejoindre Paris en 1803. Elle ne retrouvera Florence qu’en 1815. Le pillage fut tellement traumatisant en Italie qu’il donna naissance à un proverbe :

Non tutti i francesi sono ladri, ma Buonaparte sì. 

(Tous les Français ne sont pas des voleurs mais une bonne part (Buonaparte – Bonaparte), si.)

La Vénus Medicis. Sculpture grecque en marbre représentant la déesse Aphrodite. Premier siècle avant notre ère.
La Vénus Medicis. Sculpture grecque en marbre représentant la déesse Aphrodite. Premier siècle avant notre ère.

Le Musée Napoléon

Une fois porté au pouvoir, Napoléon fait du Museum central des arts de la République le Musée Napoléon. Un nom plus concis – et un rien plus narcissique aussi – pour une collection qui s’est grassement étoffée en quelques années. L’ambition de faire du Louvre un musée universel emprunte autant aux Lumières qu’à l’ambition de Bonaparte de faire de Paris une nouvelle Rome. La mode est à l’antique depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle. La Révolution et l’instauration de la République ont renforcé ce sentiment. L’Empire se veut comme la consécration de cet élan idéalisé vers une pureté politique et esthétique retrouvée. 

Néanmoins, nous ignorons tout de la formation aux arts de Napoléon Bonaparte. Sans doute fut-il initié à Brienne, sans doute lut-il beaucoup sur le sujet, comme c’était son habitude. Avait-il un penchant pour les arts ou simplement la parfaite conscience de leurs importances capitales dans l’instauration d’une légitimité politique et dynastique ? Encore une fois, nous l’ignorons. Bien trop occupé aux négociations, il n’était pas de ceux qui sélectionnaient les chefs d’œuvre à déplacer. Pour l’aider, il était accompagné de commissions spécialisées formées par des intellectuels et des spécialistes de l’histoire de l’art qui identifiaient, sélectionnaient et localisaient les œuvres qui devaient partir pour Paris. Toutes ces spoliations étaient parfaitement organisées et d’une ampleur inédite jusque là. 

L’Italie n’est pas la seule à souffrir de ces pillages. La Prusse, l’Autriche, l’Égypte, l’Espagne ou la Belgique sont passées au peigne fin. Les cargaisons égyptiennes ont un sort inattendu, confisquées par les Anglais qui les acheminent à Londres. Aujourd’hui, plusieurs de ces œuvres sont encore visibles au British Museum ; dont la célèbre pierre de Rosette.

Le Musée Napoléon est ainsi le nouvel écrin d’œuvres plus extraordinaires les unes que les autres. Parmi elles, des œuvres de peinture du Corrège, de Mantegna, de Raphaël, de Lorenzo Lotto, de Memling, van Eyck, du Guerchin, Carrache, Reni, du Pérugin ou encore de Botticelli ou de Vinci. Les sculptures affluent au même rythme : l’Apollon du Belvédère, le groupe du Laocoon, le Tireur d’Épine ou les chevaux de la basilique Saint-Marc. Toutes ces spoliations ne trouvent pourtant pas refuge au Louvre. Nombre d’entre elles sont réorientées vers les musées de province.

Parallèlement, le Louvre est remanié pour différentes raisons. Sa physionomie change pour celle que nous lui connaissons aujourd’hui. Les artistes autrefois hébergés dans le palais sont expulsés. Les architectes Charles Percier (1764 – 1838) et Pierre Fontaine (1762 – 1853) érigent une aile longeant la rue de Rivoli et une partie du Louvre est maintenue comme résidence palatiale (pour les invités prestigieux notamment) et plusieurs de ses espaces (le Salon Carré, la Galerie d’Apollon et la grande Galerie) servent pour les cérémonies. 

Cortège nuptial de Napoléon Ier et de Marie-Louis d’Autriche. ZIX Benjamin (1772 - 1811) © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Gérard Blot
Cortège nuptial de Napoléon Ier et de Marie-Louis d’Autriche. ZIX Benjamin (1772 - 1811) © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Gérard Blot

Les œuvres sont exposées dans la galerie du bord de l’eau – côté Seine donc – puis Pierre Fontaine réaménage les appartements d’hiver d’Anne d’Autriche et étend cette partie du musée entre 1806 et 1817 dans l’aile sud de la Cour carrée. À partir de 1812, la salle des Caryatides accueille la collection Borghèse.

Régulièrement et malgré les aménagements, on se plaint du manque de luminosité pour bien apprécier les collections. Des ouvertures zénithales sont percées, on ajoute des miroirs pour réfléchir la lumière mais il faut tout de même choisir ses heures pour visiter et apprécier les trésors du Musée Napoléon. Tout le monde peut y accéder. Le musée est ouvert au public le samedi et le dimanche mais les visiteurs étrangers peuvent y entrer les autres jours de la semaine sur simple présentation de leur passeport. Les Anglais ne manquent pas de le faire à la suite de la paix d’Amiens et – si l’Europe s’offusque et se scandalise des spoliations opérées par les Français – force est de constater que l’ambition d’un musée universel fait du Louvre sous le règne de Napoléon Ier, le plus beau musée du monde. 

Pascal Torres, conservateur au département des Arts graphiques de l’actuel musée du Louvre le reconnaît volontiers :

Le Musée Napoléon, à la chute de l’Empire, était devenu le plus grand musée de l’univers, que jamais aucun musée ne pourra égaler dans l’histoire humaine, pas même le Louvre aujourd’hui.

Mais comme le dit l’adage, bien mal acquis ne profite jamais. Et le rêve un temps incarné de faire du musée Napoléon le plus grand musée du monde s’effondre en même temps que l’Empire. Après Waterloo en juin 1815, il n’est plus question pour la France de conserver les richesses qu’elle a dérobé pendant près de 20 longues années. Les propriétaires exigent à juste titre le retour de leurs précieux trésors. En juillet 1815, diplomates et hommes politiques des différents pays engagés contre la France sont à Paris pour organiser le retour des œuvres nationales. 

Le paradoxe de la restitution 

De nombreuses correspondances d’époque témoignent de la fascination que suscite le Musée Napoléon chez tous les visiteurs, tel cet Anglais qui affirme que « la seule visite de ce musée vous récompense d’un voyage à Paris. » Car tous l’admettent, il est commode et plaisant de pouvoir admirer en un même lieu la réunion de tant de chefs d’œuvre et cela sans être pressé par un guide comme c’est le cas dans la plupart des galeries européennes. 

Guillaume de Humboldt (1767 – 1835) n’est pas le dernier à le faire savoir. Cet ancien ambassadeur de Prusse à Rome est envoyé en juillet 1815 à Paris pour organiser le rapatriement des œuvres prussiennes ; il ne tarit pas d’éloges sur le musée. À son épouse, il écrit :

Je t’ai écris déjà, je crois, que tous les jours autant que possible je vais au musée. Jusqu’à maintenant, je me suis seulement occupé des statues. Il y a vraiment beaucoup, beaucoup, beaucoup de choses que je n’avais jamais vues, en particulier venant de la villa Albani.

Ou encore : 

C’est un plaisir infini et pour ainsi dire mon seul plaisir ici.

Mieux ! Le diplomate empêtré dans des négociations houleuses avec les Français – n’oublions pas que Dominique Vivant-Denon (1747 – 1825), directeur du Musée Napoléon, se bat alors bec et ongles pour conserver le plus possible d’œuvres étrangères dans ce musée qu’il aime tant – le diplomate prussien ayant pour mission de rapatrier les œuvres prussiennes indique à son épouse qu’à l’heure même où il arpente les galeries du musée, « il y a ici une salle qui est en préparation pour la Pallas de Velletri et c’est la plus belle salle du musée. » Quelle ironie ! Un de ceux qui doit vider le musée d’une partie de ses collections admire le Louvre en devenir !

Pallas de Velletri Marbre de Carrare, Ier siècle de notre ère © France Info
Pallas de Velletri Marbre de Carrare, Ier siècle de notre ère © France Info

L’admiration et l’émotion esthétique que suscite le Musée Napoléon chez le visiteur jusqu’en 1815 ne fait absolument aucun doute. La réunion de tant de chefs d’œuvre émeut et transporte absolument tout ceux qui en témoignent. Le modèle de ce musée est beau, c’est évident. Mais le prix à payer pour y parvenir est décidément trop élevé. 

Si réunir une telle collection à Paris nécessite de priver tant d’autres lieux de leurs arts, alors il est préférable de renoncer à ce projet pharaonique. En 1815, les arguments les plus récurrents avancent que les Italiens ou les Allemandes aiment tant l’art que les en priver serait criminel. À l’inverse, on reproche aux Français de n’avoir aucune sensibilité dans ce domaine – preuve en est qu’on en voit aucun, affirme-t-on, visiter le musée et qu’il leur plaît seulement de posséder ce que toute l’Europe s’accorde à considérer comme exceptionnel. Rien n’est épargné à ces arrogants Français qui se satisfont davantage de la vanité qu’ils tirent de leur musée que de la beauté dont ils devraient s’émouvoir. Sévère critique partout relayée. 

Pourtant cette centralisation de tant de chefs d’œuvre européens au même endroit, unique dans l’Histoire, bouleverse soudain la conscience que les pays ont de leur propre patrimoine. Les pays européens spoliés par les Français rapatrient leurs œuvres chéries et s’interrogent : doit-on remettre à leur exact emplacement les œuvres un temps disparues ? Ne faut-il pas s’essayer, comme au Louvre, à centraliser dans quelques grandes villes du pays les plus belles pièces pour les laisser voir par le plus grand nombre ? 

Cette impression spectaculaire d’universalisme qui fut l’âge d’or du Louvre marqua tant les esprits qu’elle inaugura une nouvelle manière de conserver, d’exposer et d’admirer les arts dans les différents pays européens. Peu à peu, l’idée de grands musées à l’idéal universaliste grandit et ouvre la voie à la création de ceux que nous connaissons aujourd’hui. Si le Musée Napoléon n’est aucunement l’instigateur de cet engouement ancien pour la réunion d’œuvres d’art, il fut suffisamment spectaculaire et traumatisant pour que les pays volés remettent au centre de leurs préoccupations culturelles la mise en valeur et la protection de leur patrimoine. 

Nous qui avons manqué – à 200 ans près – cette expérience unique à Paris, nous avons toujours la chance aujourd’hui de pouvoir fréquenter avec délice les incroyables collections du Louvre, reconnu de tous comme l’un des plus beaux musées du monde. Un luxe inestimable dont personne ne devrait se priver.