Inséparable de Napoléon Ier, le style Empire ne réunit pas seulement des caractéristiques stylistiques similaires et concomitantes dans les beaux-arts, le mobilier et les arts décoratifs. Le style Empire est à la fois le fruit d’un contexte politique duquel Bonaparte sut s’emparer et l’illustration même de ce succès. Un succès qui séduira bien au-delà des frontières françaises.
La genèse du style Empire
Dès les années 1720, le retour à l’antique s’amorce en Italie par un engouement érudit pour la culture étrusque que deux savants toscans, Filippo Buonarotti (1661 – 1733) et Anton Francesco Gori (1691 – 1757), affirment être l’ancêtre commun de l’art grec et de l’art romain. La doctrine séduit l’Italie, ou plutôt une Italie savante et aisée ayant tout le loisir de s’intéresser au sujet. En 1738, Charles de Bourbon (1716 – 1788) fait engager les fouilles d’Herculanum découverte en 1709. Dix ans plus tard, c’est Pompéi que l’on décide d’excaver (sans qu’on ne puisse d’abord supposer toute la richesse de cette idée). Toute l’Europe se passionne pour ces chantiers qui révèlent chaque jour les trésors les plus exquis. Pour alimenter leurs collections spectaculaires, les lords anglais soudoient des antiquaires (la collection de Lord Hamilton formera la base des collections du département des antiquités grecques et romaines du British Museum) mais les Français ne sont pas en reste. Dans les cours européennes, rien n’est désormais plus chic que le néoclassique. Non pas que les références antiques avaient disparu, elles sont le vocabulaire même de l’art classique depuis déjà fort longtemps. Mais ce sont à Herculanum et Pompéi des lignes nouvelles et sobres qui engagent artistes et artisans à plus de simplicité. Du style Louis XV riche et opulent au style Louis XVI fin et élégant, beaux-arts, mobilier et arts décoratifs sont tous soumis à ce calme nouveau emprunt de la grâce silencieuse des découvertes antiques.
Napoléon Bonaparte naît en 1769, soixante ans après la découverte d’Herculanum et vingt et un ans après le début des fouilles de Pompéi. Le goût pour l’antique est la normalité culturelle de sa jeunesse, une institution nécessaire. Comme toute personne de qualité (ou qui y prétend), il reçoit une éducation calquée sur celle des aristocrates et basée sur la lecture des classiques. Les jeunes hommes qui marqueront la Révolution et le début du XIXe siècle lisent les auteurs antiques, ils apprennent le latin (que Napoléon sait) et parfois le grec (que Napoléon ne sait pas). L’histoire des grandes cités antiques telles Sparte, Athènes ou Rome n’ont pas de secret pour cette jeunesse élevée dans l’admiration de l’antiquité, artistique d’abord mais aussi politique bientôt…
De la Révolution au Directoire : un style en sommeil
Une fois la Révolution terminée, la situation économique du pays ne se rétablit pas soudainement sous le Directoire (octobre 1795 – novembre 1799). Les séquelles sont douloureuses dans les différents secteurs de l’art et de l’artisanat. Bien que l’abolition des privilèges ait entrainé l’abolition des corporations, l’activité économique, si elle est favorable à quelques-uns, laisse la majorité dans une situation précaire et délicate. Les bouleversements politiques et la montée des prix entravent la production artistique qui amorce mollement un changement de style. Les nouveaux riches rachètent le mobilier des aristocrates émigrés et aménagent des intérieurs dont les quelques nouveautés épurent encore un peu le style Louis XVI. Les symboles de la Révolution (bonnet phrygien, faisceau de licteur, cocarde, etc) côtoient un vocabulaire antique fait d’urnes et d’amphores, de sirènes, de griffons et d’allégories telles que la Renommée et la Renaissance, deux figures qu’on espère alors prometteuses…
Les formes simples et légères sont d’une sobriété proche de la retenue. Le style Directoire signe avec grâce la transition discrète du style Louis XVI fastueux au style Empire impérieux. Néanmoins, des personnalités (souvent féminines) se distinguent et ravivent l’intérêt pour un dynamisme artistique capable de se détacher franchement des lignes de l’Ancien Régime. Parmi ces personnalités, se distingue la bientôt célèbre Joséphine de Beauharnais (1763 – 1814).
En mars 1796, Joséphine épouse civilement son général de prétendant. Amoureux transi, Bonaparte la quitte pourtant rapidement : la campagne d’Italie débute (1796 – 1797) et avec elle, la légende napoléonienne. Elle est suivie par la campagne d’Égypte (1798 – 1801). Le jeune et fougueux général est partout victorieux, et pas uniquement sur les champs de bataille. Son sens aigu de la communication absorbe aussi bien la culture, la politique et le contexte économique de son époque pour produire une propagande qui va bien au-delà des bulletins militaires dithyrambiques, dont il est d’ailleurs l’auteur (on n’est jamais mieux servi que par soi-même). L’analogie avec Jules César (circa 100 – 44 avant J.C.), d’abord timide, gagne en assurance. Et pour cause. Les batailles brillamment remportées en Italie, terre natale de l’Empire romain, mettent en lumière ce général stratège qui apparaît également comme un redoutable politicien. Comme Jules César pendant sa conquête des Gaules, Bonaparte acquiert tout entier le soutien de son armée qui le respecte pour ses qualités militaires évidentes et pour sa proximité avec ses soldats. Cet homme là, ses soldats n’hésitent pas à le sacrer « petit Caporal », une distinction ayant à leurs yeux bien plus de valeur que le plus élevé des grades. Les succès du général parviennent en France dans un grondement de plus en plus déplaisant aux oreilles du Directoire. L’engouement populaire est palpable. Stendhal ne s’y trompe pas lorsqu’il écrit dans La Chartreuse de Parme :
Le 12 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée à Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur.
En Italie, il confisque les œuvres d’art antiques et modernes à ce pays qui, on l’affirme en France, ne peut plus prétendre à l’héritage du grand empire romain. Ses héritiers ne sont plus en Italie et un chant du 9 thermidor an VI (27 juillet 1798) corrige une géographie historique jugée erronée, proclamant :
Rome n’est plus dans Rome,
Elle est toute à Paris !
Une affirmation qui engendrera évidemment un engouement sans réserve pour l’antique dans l’art et l’artisanat. Puisque le général Bonaparte est le nouveau César, foin de toute la symbolique d’Ancien Régime ! L’antiquité romaine regorge de richesses iconographiques fraîchement et opportunément découvertes, sans compter les merveilles rapportées de la campagne d’Égypte… Disons donc l’Antiquité dans sa globalité ! Sphinx, lions ailés et scarabées enrichissent dorénavant le vocabulaire du mobilier et des arts décoratifs dominés par un répertoire inspiré de l’Antiquité grecque et romaine. Le menuisier Georges Jacob (1739 – 1814) qui avait réalisé dans les années 1790 des sièges inspirés de l’antiquité gréco-romaine revient sur le devant de la scène. L’acajou massif domine le mobilier de luxe dont les nuances fauves animent les lignes strictes évoquant l’architecture antique. La marqueterie, si elle ne disparaît pas tout à fait, n’est plus à la mode. Des bronzes à motifs gréco-romains ou égyptiens viennent rythmer ces meubles dont certains font leur toute première apparition. Ainsi les lits bateaux, miroirs en pieds inclinables dits « psyché » s’installent dans les chambres et les cabinets de toilette. Le guéridon remis à la mode par le Directoire devient incontournable sous le Consulat avant de devenir la pièce maîtresse des salons Empire.
Lorsque le coup d’État du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), renverse le Directoire au profit du Consulat, le style Empire qui ne porte pas encore son nom est déjà bien sur les rails…
Du Consulat à l’Empire : un style européen
Comme César, Napoléon Bonaparte est d’abord désigné Premier Consul pour dix ans avant d’obtenir cette titulature à vie, en 1802. Comme César, Bonaparte entreprend de faire valoir son pouvoir civil autant que son pouvoir militaire : il entreprend des réformes fortes et entend qu’elles soient mises en application rapidement. Cérémonies de cour et protocole sont à nouveau de mise. À la Malmaison, acquise en 1799 par Joséphine, le Premier Consul envoie ses deux architectes Charles Percier (1764 – 1838) et Pierre Fontaine (1762 – 1853) exercer leur art avec la volonté de créer un style débarrassé du souvenir de la royauté. L’aménagement en style « romain » de la salle du Conseil est un chef d’œuvre demeuré intact.
Il fallait que la disposition et la décoration en fussent achevées en dix jours de travail, parce qu’on ne voulait pas interrompre les fréquents voyages qu’il [Bonaparte] avait coutume d’y faire ; […]il parut convenable d’adopter […] la forme d’une tente soutenue par des piques, des faisceaux et des enseignes, entre lesquels sont suspendues des groupes d’armes qui rappellent celles des peuples guerriers les plus célèbres du globe
Percier et Fontaine, Recueil de décorations intérieures.
Tout y est : la célébration de la valeur militaire (les casques sur les pare-feux, les faisceaux et piques), l’évocation de toutes les antiquités (les têtes de lions et lions ailés, la pendule Athéna, les panneaux peints à la pompéienne) et l’aspect solennel, sérieux et efficace du législateur. Point de fioritures, tout est à l’efficacité, jusqu’à cette lampe bouillotte (du nom d’un jeu de brelan) posée au centre d’une table circulaire en acajou et meublée de sièges curules et de fauteuils « Retour d’Égypte » dont les montants sont de hiératiques sphinx. À noter que ceux présentés aujourd’hui dans la salle du Conseil proviennent d’une série de six provenant du palais de Saint-Cloud et ont placés dans la salle du Conseil de Malmaison par Napoléon III.
Le style Empire n’est plus très loin désormais et l’approche de son avènement se compte en mois…
Un anonyme (qui n’est autre que le frère de Napoléon, Lucien Bonaparte) faisait déjà paraître en novembre 1800 un Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte, ouvrage bien écrit, supposément « traduit de l’anglais » (et ironiquement, fortement anti-anglais) et à la mode antique (encore elle). Le livre préparait manifestement le terrain à l’arrivée du grand frère aux plus hautes fonctions politiques :
Il est des hommes qui paraissent à certaines époques pour fonder, détruire ou réparer des empires. Leur fortune a quelque chose de si extraordinaire qu’elle entraîne à sa suite tous ceux qui d’abord s’étaient crus dignes d’être leurs rivaux. Notre révolution avait enfanté jusqu’ici des événements plus grands que les hommes (…). On cherchait depuis dix ans une main ferme et habile qui pût tout arrêter et tout soutenir (…). Ce personnage a paru. Qui ne doit reconnaître Bonaparte ? Son étonnante destinée l’a fait plus d’une fois comparer à tous les hommes extraordinaires qui ont paru sur la scène du monde. Je n’en vois aucun dans ces derniers siècles qui aient de la ressemblance avec lui.
Enfin, et comme Jules César encore, Bonaparte se fait donner le titre d’Empereur (par le sénatus-consulte en mai 1804), mettant ainsi fin à la première République instituée en 1792. Dès lors, les parallèles avec Rome et César seront systématiques. Il s’agit d’abord pour Napoléon Ier d’écarter tout parallèle possible avec la royauté. Le champ sémantique du pouvoir et de ses représentants emprunte désormais tout à la Rome antique, du Sénat aux préfets. Pourtant, Bonaparte se refuse à l’assimilation parfaite : les emprunts ne doivent être que culturels, sémantiques mais surtout pas politiques car il n’oublie pas les torts des empereurs romains :
Quel horrible souvenir pour les générations que celui de Tibère, Caligula, Néron, Domitien, et de tous les princes qui régnèrent sans lois légitimes, sans transmission d’hérédité, et, par des raisons inutiles à définir, commirent tant de crimes et firent peser tant de maux sur Rome.
Le style Empire ne sera donc pas le style romain et si le premier empruntera au second, il n’en sera jamais une réincarnation. Les bustes et les portraits de l’Empereur sont magnifiés dans un souvenir de ce beau idéal de la statuaire antique mais les comparaisons s’arrêtent là pour la figure de Napoléon Ier. Dans le mobilier et les arts décoratifs, le style Empire impose les volumes simplifiés qui s’affirmaient depuis le Directoire. Les meubles deviennent imposants et massifs, sobres et austères, empruntant leurs lignes à l’architecture. Le mobilier majoritairement en acajou doit s’adapter au Blocus continental imposé par Napoléon de 1806 à 1814. L’approvisionnement en bois exotiques des menuisiers et ébénistes désormais impossible, ces derniers se tournent vers les bois autochtones : noyer, poirier, érable, tilleul, hêtre, loupe d’orme, d’if et de frêne. Commodes, lits bateau, consoles et guéridons sont les pièces emblématiques de ce style qui offre également un renouveau superbe à l’art du siège sur lequel règnent Georges Jacob et ses fils.
La chaise gondole est la préférée de Joséphine, le siège curule est de toutes les pièces, les têtes de lions, cariatides, cols de cygne et sphinges ornent les accotoirs et les consoles d’accotoirs. Dans les arts décoratifs, l’art du bronze atteint son plus haut degré d’élégance et de finesse. Pierre-Philippe Thomire (1751 – 1843), modeleur et ciseleur est l’un des interprètes les plus sensibles du style Empire. Avec l’ascension de Napoléon Bonaparte, il devient le bronzier le plus important de France et réalise, sur un dessin de d’Antoine-Denis Chaudet (1763-1810), les aigles du Premier Empire ainsi que le berceau en vermeil du Roi de Rome à Saint-Cloud avec l’aide de Jean-Baptiste Claude Odiot (1763 – 1850).
Martin-Guillaume Biennais (1764 – 1843) est un des plus talentueux orfèvre du style Empire. Il obtient notamment l’exclusivité des fournitures pour la table de l’Empereur mais emploiera son art dans bien d’autres objets. Citons notamment l’athénienne que Napoléon aimait tant et qui l’accompagna, grâce à son valet Marchand (1791-1873), en exil à Sainte-Hélène.
La Malmaison demeure encore aujourd’hui un joyau préservé de ce style Empire. De la salle à manger au salon de musique, les architectes et décorateurs Percier et Fontaine employèrent une palette et un vocabulaire compilés dans leur Recueil de décorations intérieurs qui circula partout en Europe.
Ainsi, à partir de 1810 le style Empire devient le style officiel des cours européennes grâce aux conquêtes de Bonaparte. Cette diffusion massive est alors grandement facilitée par le goût néoclassique déjà bien installé en Europe depuis les découvertes et les fouilles d’Herculanum et de Pompéi au XVIIIe siècle. Pourtant, cela n’amenuise en rien la force du style napoléonien dont le raffinement des lignes et des matières impose une homogénéité des pièces. Ce sera d’ailleurs la force de la pérennité de ce style. Son uniformité s’appuyant sur de solides bases antiques, le style Empire ne perdra jamais tout à fait de son charme et la sobriété des lignes inspirera jusqu’à l’Art Déco. De la même manière que Napoléon Bonaparte sut capter l’air du temps pour construire sa propre légende, il fit du mobilier et des arts décoratifs le souvenir matériel et fastueux du mythe napoléonien. Aujourd’hui encore ni le mythe, ni le style n’ont pris une ride…
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Marielle Brie de Lagerac
Marielle Brie est historienne de l’art pour le marché de l’art et de l’antiquité et auteur du blog « Objets d’Art & d'Histoire ».