Aujourd’hui le fort français le plus célèbre du monde rassemble d’intrépides participants prêts à braver mygales et énigmes pour dérober son trésor. Pourtant, bien avant de distribuer ses richesses, la construction du fort engagée par Napoléon coûta une petite fortune pour se révéler…parfaitement inutile. 


Le fort Boyard, un projet irréalisable

En 1666, Colbert convainc Louis XIV de l’importance d’élever un arsenal dans le pertuis d’Antioche, véritable boulevard maritime facilitant l’entrée des ennemis sur le littoral charentais. Rochefort sort des limons à grand renfort de liquidités royales si bien qu’on la désigne comme la « ville d’or » élevée en un temps record sur les marécages. Impossible pour elle d’exister sans sa rade. Or cette rade située face au pertuis d’Antioch béant ne peut compter que sur une bien modeste avant-garde : l’île d’Aix. Ce tout petit croissant de terre de trois kilomètres de long et d’à peine 600 mètres dans sa plus grande largeur est chargée, presque à elle seule, de la garde de tout l’arsenal. Son importance stratégique est considérable et inversement proportionnelle à sa taille !

Ainsi, dès 1689, l’île d’Aix et la petite île Madame à l’embouchure de l’estuaire deviennent l’objet de fortifications lentes mais absolument nécessaires. Vauban fortifie le village dès 1669 puis au début du XVIIIe siècle, la pointe Sainte Catherine, au sud de l’île, est dotée du fort de la Rade qui ne résiste pas à une attaque anglaise en 1757. Aucun doute, l’île d’Aix est décidément un haut lieu stratégique et c’est bien le Premier Consul Napoléon Bonaparte qui prend toute la mesure de cette situation délicate. 

Carte des Isles de Re et d'Olleron les Pertuis d'Antioche Breton et de Maumusson avec Partie des Costes de Poitou Aunis et Saintonge. Paris, circa 1750 © Rare Maps
Carte des Isles de Re et d'Olleron les Pertuis d'Antioche Breton et de Maumusson avec Partie des Costes de Poitou Aunis et Saintonge. Paris, circa 1750 © Rare Maps

Dès 1801, Bonaparte constate la faiblesse des fortifications et la pauvreté du système de défense. Si d’aventure les Anglais entreprenaient une percée dans le pertuis d’Antioche, rien ne pourrait fermement les arrêter. Cette vulnérabilité doit être pallier et ce, au plus vite ! Le Premier Consul charge donc l’inspecteur général des travaux maritimes Ferregeau de reprendre l’idée déjà émise au XVIIIe siècle d’un fort sur la longe de Boyard. Le projet est ambitieux car cette longe est un banc de sable situé à mi chemin entre l’île d’Aix et l’île d’Oléron. Déjà repéré par les navigateurs hollandais qui s’en méfient, ce banc connu sous le nom de « banjaert » en hollandais et de « boyard » en Anjou et Saintonge donne à la construction à la fois des peines et son nom. 

Carte de l'Isle d'Olleron par Jacques-Nicolas Bellin en 1764. En haut à droite, la longe de Boyard © Azart
Carte de l'Isle d'Olleron par Jacques-Nicolas Bellin en 1764. En haut à droite, la longe de Boyard © Azart

Le projet est ambitieux, sans doute trop pour les moyens de l’époque. Il faut construire sur ce banc un récif artificiel sur lequel viendront s’asseoir les fondations d’un édifice, gigantesque anneau elliptique de 80 mètres de long et 40 mètres de large. Le fort s’appuie sur un système de défense inédit et théorisé par Montalembert qui propose en lieu et place d’un fort bastionné, une opposition frontale à l’ennemi qui doit tirer partie de la puissance de feu des puissants canons. C’est en misant sur ces progrès remarquables de l’artillerie qu’il entrevoit de dépasser les systèmes de défense de Vauban.  

En 1803, les travaux commencent par la construction de Boyardville, sur l’île d’Oléron. On y fixe des ateliers et des matériaux. Le 11 mai 1804, le premier bloc de pierre est posé puis suivent ceux prélevés à l’explosif sur la pointe de Coudepont de l’île d’Aix puis acheminés en barques et gabares sur le longe de Boyard. Le travail est harassant, difficile et les accidents ponctuent régulièrement l’élévation de l’îlot artificiel qui affleure enfin au-dessus de l’eau et dont le premier mur de couronnement est visible en 1805. On ne le verra pas longtemps. La tempête de l’hiver la même année le réduit à néant.

On se remet courageusement à la tâche. Les moyens ont été renforcés en 1805 et enfin, la plateforme qui supportera le futur fort est visible à marée basse. La première assise s’élève. Hélas, les tempêtes de l’hiver 1806-1807 rasent encore une fois le fruit d’efforts déployés depuis plusieurs années. Les blocs si difficilement acheminés sombrent au fond de la mer, il ne reste plus rien de la première assise posée sur la longe de Boyard. Ce chantier pharaonique mobilisant de très importantes sommes d’argent défraie la chronique : faut-il s’entêter à poursuivre un chantier pareil dans des conditions aussi difficiles ? Les travaux sont immédiatement suspendu et les autorités locales attendent la visite de Napoléon Ier à l’été 1807. Lui seul pourra statuer sur l’avenir du fort. L’empereur, convaincu que cet édifice permettra une défense enfin efficace du pertuis d’Antioche ordonne la poursuite des travaux… mais dans des dimensions réduites : 68 mètres de longueur, 21 mètres de largeur et 20 mètres de hauteur aux remparts. Les murs devront faire plus de deux mètres d’épaisseur. Douloureusement, le chantier reprend.

Le fort Boyard aujourd'hui © Boyard Croisière
Le fort Boyard aujourd'hui © Boyard Croisière

Impatient, Napoléon Ier veut des résultats, et vite. Puisque la garnison de l’île d’Aix et les ouvriers mobilisés ne suffisent pas, l’empereur est bien décidé à puiser dans les ressources d’une population corvéable à merci, celle des forçats des maisons de correction et quelques prisonniers de guerre. L’effectif dédié à la construction s’élève maintenant à 27 navires, 186 membres d’équipage et au moins 600 ouvriers. Hélas, la volonté impériale, aussi ferme soit-elle, ne peut rien contre les avaries. Une nouvelle assise est mise en place. On craint qu’elle ne s’enfonce sous son propre poids qu’on réduit largement. Les jointures sont faites à la chaux et les blocs sont solidement arrimés les uns aux autres par de « forts crampons de fer ». Mais, décidément, les hivers ne sont pas favorables et celui de 1808 ne fait pas exception : la tempête fait rage, l’assise s’enfonce à nouveau tandis que les salaires des ouvriers se font trop sporadiques pour leur donner le cœur à l’ouvrage. Encore un an de laborieux efforts ponctués de mutinerie et la bataille des brûlots mettra pendant quelques années un terme à ce dispendieux projet.

La bataille des Brûlots, avril 1809

Dès le 1er avril, une frégate et un brick anglais – sous couvert d’humour anglais sans doute – interrompent le travail des ouvriers sur la longe de Boyard et détruisent scrupuleusement les installations sans se préoccuper des tirs croisés provenant de l’île d’Aix et de Boyardville. Dix jours plus tard, une explosion retentit dans un fracas si assourdissant qu’on assure l’avoir entendu jusqu’à Poitiers. Les Anglais ont lancé en mer des brûlots, des bâtiments vieux et inutilisables transformé =s en machines infernales car chargés d’explosifs de toutes sortes. Voguant au gré des courants, ces bombes à retardement se dirigent droit sur la flotte de l’amiral Allemand qui n’a d’autre choix que de parer au plus urgent, s’évertuant à sauver ses équipages et ses navires d’incendies funestes. Le résultat est désastreux. Certes, plusieurs marins et navires sont sauvés mais il ne reste quasiment plus rien du fort en construction. Le projet est abandonné et ne sera relancé qu’en 1842. 

Les efforts à déployer sont tout aussi colossaux qu’au début du XIXe siècle mais ne tiennent plus compte des progrès de l’artillerie. Et lorsque le fort Boyard est enfin achevé, il en résulte un édifice parfaitement inutile dont ni l’artillerie ni la stratégie n’ont plus besoin. Abandonné pendant des années, il devient finalement une prison militaire mais ferme à nouveau ses portes en 1913. Il devra attendre la fin du XXe siècle pour devenir la célébrité que l’on connait aujourd’hui ! 

Les vaisseaux français aux prises avec les brûlots ennemis, 11 avril 1809 au soir. Peinture de Louis-Philippe Crépin (1772 - 1851).
Les vaisseaux français aux prises avec les brûlots ennemis, 11 avril 1809 au soir. Peinture de Louis-Philippe Crépin (1772 - 1851).

Le fort Boyard et la ceinture fortifiée du pertuis d’Antioche

Le projet du fort Boyard devait venir renforcer une défense imaginée pour défendre la rade de Rochefort et l’accès au pertuis d’Antioche. Cette ceinture fortifiée à la puissance de feu croisée impressionnante devait passer l’envie à n’importe quel ennemi de s’aventurer plus loin dans son projet. Pour cela, Napoléon Ier fait entreprendre la construction en 1808 du fort de la Sommité sur le point le plus élevé, au nord-est de l’île d’Aix. Le bastion est rebaptisé en 1812 fort Liédot en hommage au colonel et ingénieur militaire François Joseph Didier Liédot (1773 – 1812), mort pendant la campagne de Russie. Il faut 24 années pour que le fort Liédot soit terminé mais sa construction s’avère remarquable par bien des aspects. Tout en pierres de Crazannes, le fort est édifié sur un plan carré bastionné et pourvu d’une tour-modèle n°1 type 1811, une construction de défense standardisée réunissant en un seul bâtiment les magasins à poudre, les magasins à vivres et le logement des canonniers. Après quelques modifications, ce modèle deviendra une redoute-modèle n°1, seul et unique exemplaire construit de ce modèle. L’ensemble pouvait abriter une garnison de 600 hommes ou… d’enfants. C’est en effet l’avenir qui fut finalement réservé à ce fort qui devint un lieu de détention avant d’être transformé en structure d’accueil pour les colonies de vacances. D’aucuns y verront un lien que nous n’étayerons pas.

Le fort Liédot sur l'île d'Aix.
Le fort Liédot sur l'île d'Aix.

En lieu et place du fort détruit par les Anglais à la pointe sainte Catherine au XVIIIe siècle, il fut décider de reprendre ce qu’il restait de l’ancienne construction et de construire un fort régulièrement modernisé tout au long du XIXe siècle. 

À quelques encablures de l’île d’Aix à l’embouchure de la Charente et accessible à pied depuis Fouras, le rocher d’Énet, accessible à marée basse, avait déjà fait montre de son importance, en témoigne sa fortification dès le Moyen-Âge. Après la bataille des Brûlots d’avril 1809, le projet de la construction du fort Énet fut remise sur la table. Son intérêt principal tenait à la possibilité de croiser les feux d’Énet avec ceux de Coudepont sur l’île d’Aix, protégeant plus solidement l’accès à la rade de Rochefort. Aujourd’hui, le fort Énet est moins admiré pour ses feux croisés que pour son élégante simplicité architecturale, très appréciée des connaisseurs et amateurs d’ouvrages fortifiés.

Vue aérienne du Fort Énet © Rochefort-océan
Vue aérienne du Fort Énet © Rochefort-océan

Malgré toute sa volonté et la conscience qu’il avait de la faiblesse des défenses maritimes de cette partie de la côte atlantique, Napoléon Ier ne parvint jamais à mettre en place la ceinture fortifiée qu’il avait imaginé pour défendre le pertuis d’Antioche. Ironiquement, l’île d’Aix fut autant le cœur d’une stratégie de défense contre les Anglais que le dernier séjour de l’empereur avant de se rendre à eux. Il s’apprêtait alors à rejoindre une île dont l’éloignement était le meilleur bastion contre toute tentative d’attaque.