Le 5 mai 1821 à 17h49, « au milieu des vents, de la pluie et du fracas des flots, Bonaparte rendit à Dieu le plus puissant souffle de vie qui jamais anima l’argile humaine. » L’emphatique Chateaubriand détonne de ses contemporains lorsque survient la mort de Napoléon.
Exilé sur l’île de Sainte-Hélène depuis 1815, Napoléon Bonaparte, empereur déchu, s’éteint à l’âge de 51 ans au terme d’une vie romanesque qui marquera l’Histoire. Mais ses contemporains ont-ils déjà conscience de cette renommée à venir ? Rien n’est moins sûr.
Comment Napoléon est-il mort ?
On a glosé sur la mort de Napoléon : ses geôliers anglais l’ont-ils empoisonnés ? Comment son corps est-il demeuré étrangement intact aux yeux médusés des témoins du déplacement de sa dépouille en 1840 ? D’aucuns y ont vu les mécanismes d’un complot quand, en réalité, la mort du grand homme n’est plus un si grand mystère.
Napoléon souffrait d’un cancer de l’estomac, le même mal qui avait emporté son père. Dans ses jeunes années déjà, il pressentait que cette maladie incurable par les médecins serait la cause de son trépas. Comme souvent, Napoléon ne se trompait pas.
Déjà, depuis le mois de mars 1821, ses forces allaient diminuant. Alité dans sa chambre humide et décatie de Longwood house, ses proches s’affairaient autour de lui et surveillaient fiévreusement son état. Il mangeait de moins en moins. Le mal s’aggravant, son corps ne supportait plus les aliments. Il refusait les médicaments que les médecins prescrivaient, trop bien convaincu – hélas à raison – que ces remèdes n’arrangeraient rien.
Lorsque Napoléon rendit son dernier souffle le 5 mai 1821, on laissa le corps reposer jusqu’aux premières heures du 6 mai. Alors, juste après minuit, le corps de l’empereur fut soigneusement lavé avec l’eau de Cologne qu’il aimait tant, mêlée d’un peu d’eau de la fontaine de Torbett. Cette fontaine, Napoléon l’avait découverte aux premiers jours de son exploration de l’île.
Conscient que ses ennemis et geôliers anglais refuseraient sans doute de rapatrier son corps en France, là où il souhaitait de tout cœur être inhumé, il trouva dans ce lieu une sérénité qui lui plu.
[…] si, après ma mort, mon corps reste entre les mains de mes ennemis, vous le déposerez ici.
Napoléon s’adressant au général Bertrand (1773 – 1844), compagnon d’exil de Bonaparte.
La fontaine charmante se situait au creux d’un vallon, The Sane Valley, qui sera plus tard baptisé « vallée du géranium ». Tout de calme et de fraîcheur, ce lieu était un havre de paix, doux et bucolique. Il y fut donc enterré, son cercueil placé dans des cercueils successifs, le premier en fer blanc, le deuxième en bois, le troisième en plomb et le dernier en acajou. La chambre funéraire qui accueillait ce coffre mortuaire fut bâti comme une forteresse. Creusée à une importante profondeur, maçonnée et dallée, la fosse fut imaginée pour empêcher toute profanation. Une lettre de Sir Hudson Lowe, gouverneur de l’île, à Lord Bathurst, ministre de la Guerre et des Colonies, décrit avec précision les précautions prises :
Une grande fosse a été creusée d’une largeur suffisante tout autour, pour admettre un mur de deux pieds d’épaisseur de maçonnerie solide, étant construit de chaque côté; ainsi, formant un oblong exact, l’espace creux à l’intérieur duquel était précisément douze pieds de profondeur – près de huit de long et cinq de large. Un lit de maçonnerie était au fond. Sur cette fondation, soutenue par 8 pierres carrées d’un pied chacune de hauteur, était posée une dalle de pierre blanche de cinq pouces d’épaisseur; quatre autres dalles de même épaisseur fermaient les côtés et les extrémités, qui, jointes aux angles par du ciment romain, formaient une espèce de tombe en pierre ou de sarcophage. C’était juste d’une profondeur suffisante pour admettre que le cercueil y était placé. Une autre grande dalle de pierre blanche qui était soutenue d’un côté par deux poulies, fut déposée sur la tombe, après que le cercueil y eut été mis, et chaque interstice ensuite rempli de pierre et de ciment romain. Au-dessus de la dalle de pierre blanche qui formait le couvercle de la tombe, deux couches de maçonnerie, fortement cimentées, et même serrées ensemble, ont été construites, de manière à s’unir avec le mur de deux pieds qui soutenait la terre de chaque côté, et l’espace vide entre ce dernier ouvrage de maçonnerie et la surface du sol, mesurant environ huit pieds de profondeur, fut ensuite rempli de terre. L’ensemble a ensuite été recouvert un peu au-dessus du niveau du sol, avec un autre lit de pierres plates, dont la surface externe s’étendant jusqu’au bord du mur de deux pieds de chaque côté de la tombe, couvre un espace de douze pieds de long et neuf pieds de large.
British Library Mss Add 20133 Fol 200 r.v
La plaque fixée sur le cercueil, et qui d’ordinaire était gravée de l’identité du défunt, resta muette. Les Anglais et les Français ne parvenant pas à s’entendre sur la « juste » nomination que l’on devait indiquer. C’est qu’à Sainte-Hélène, tout le monde avait encore en tête un souvenir vif des actes de cet homme qui avait fait trembler l’Europe. Mais en était-il de même sur le vieux continent ?
« Napoléon n’est plus ! » : le voyage d’une nouvelle historique
En cette première moitié du XIXe siècle, le temps n’est pas encore à l’emballement médiatique grâce au relais mondialisé et instantané des informations. Alors, quand meurt Napoléon, il faut écrire des lettres, appareiller un navire, mobiliser l’équipage et compter sur des courants et des vents favorables pour rallier l’Europe en un temps record. Or, il ne faut rien de moins que deux mois en moyenne pour poser le pied sur le sol anglais après avoir foulé celui de Sainte-Hélène.
Le 7 mai au soir, le HMS Heron part pour l’Angleterre avec à son bord le capitaine Crokart, témoin de Napoléon avant et après son trépas. Le marquis de Montchenu (1757-1831) aurait du être du voyage si « l’homme le plus ennuyeux du monde », comme le peignait Talleyrand, n’avait pas bêtement manqué le départ, déjà assoupi au fond de son lit.
Bonaparte y aurait certainement vu une raison de plus de s’emporter contre ce « vieux con » (sic), ce à quoi avait d’ailleurs renchérit le comte de Balmain, commissaire du Tsar à Sainte-Hélène, attestant que « ce qu’il y a de fâcheux, c’est que le portrait est ressemblant. »
Montchenu partit donc deux semaines plus tard à bord du HMS Rosario, mais par chance, parvint à Portsmouth le même jour que le HMS Heron, le 3 juillet, soit quasiment deux mois après la mort de Napoléon. Deux mois durant lesquels le monde, à l’exception d’une minuscule île perdue dans l’Atlantique, ignora la mort du « grand homme », dixit Lord Byron.
La mort de Napoléon, une aubaine financière
Alors que les compagnons d’exil de Bonaparte s’imaginaient sans doute un accueil tonitruant à l’annonce de la terrible nouvelle, il est peu de dire que les réactions furent tièdes. En Angleterre, Londres préparait le couronnement de George IV. La nouvelle parvint le 4 juillet et se propagea rapidement. Il semble que le Star ait été le premier à annoncer la mort de l’ennemi. Alors que sur la première page du journal se présentait un kaléidoscope de réclames plus alléchantes les unes que les autres, un addendum titré Evening Star annonçait en majuscule la Mort de Napoléon. Le journal est suivi de près par le Statesman, deuxième quotidien à publier la fracassante nouvelle.
Naturellement, George IV avait été prévenu dans la matinée de cette nouvelle, mais le témoignage de cette annonce, rapporté dans ses Mémoires par la Comtesse de Boigne donne une idée assez nette de la place qu’occupait Napoléon dans l’esprit du souverain, alors préoccupé par d’autres menaces tout aussi dangereuses et quotidiennes :
Lord Castlereagh, en entrant dans le cabinet de George IV, lui dit :
« Sire, je viens apprendre à Votre Majesté qu’Elle a perdu son plus mortel ennemi.
Quoi, s’écria-t-il, est-il possible ! Elle est morte ! »
Lord Castlereagh dut calmer la joie du monarque en lui expliquant qu’il ne s’agissait pas de la Reine, sa femme, mais de Bonaparte. Peu de mois après, les espérances conçues par le Roi furent accomplies.
Récits d’une tante : mémoires de la comtesse de Boigne, née d’Osmond T.3, chapitre V
Ce que retenaient de cette nouvelle historique les Britanniques à la veille de ce royal couronnement tenait surtout au coup d’arrêt salutaire de l’entretien dispendieux nécessaire à la garde de Napoléon à Sainte-Hélène. Ce n’était pas moins de 400 000£ qui allaient pouvoir être employées à autre chose que la surveillance d’un empereur déchu. Puisque la France n’avait pas à espérer pareilles économies, le chagrin et la peine causés par cette disparition l’emportaient-ils sur le pragmatique ?
A-t-on oublié Napoléon ?
Sans l’avoir tout à fait oublié, son nom semble sonner, six ans après son départ pour l’exil, comme celui d’un vieil oncle tyrannique qu’on aurait envoyer en maison de retraite. Contre toute attente, l’annonce de la mort de Bonaparte ne trouve qu’un écho faible dans une société française qui n’est pas au mieux de sa forme. Le roi Louis XVIII, podagre et quasiment infirme, vit ses dernières années. Son neveu et héritier vient de passer contre son gré l’arme à gauche, assassiné le 14 février 1820 par un ouvrier bonapartiste. Le 5 juillet, la nouvelle de la mort de Napoléon arrive enfin aux oreilles du roi qui ne laisse pas éclater une joie franche comme on aurait pu s’y attendre et comme, assurément, les Ultras (les royalistes souhaitant un retour complet à l’Ancien Régime) l’auraient souhaité. Ceux du palais qui avaient connu et apprécié l’empereur déchu – et ils étaient nombreux – ne furent donc pas rabroués en laissant échapper quelques discrets soupirs.
Les journaux font montre de la même réserve, mais de toute façon, l’information ne semble pas bouleverser les Français. Est-ce l’effet de surprise, un défaut de mémoire ou un désintérêt qui laisse la société dans une forme d’indifférence ? Car contrairement à ce qui fut affirmé quelques décennies plus tard, la peine et les pleurs n’étouffèrent pas le peuple cette année-là. C’est d’ailleurs ce qui sidéra les témoins de cet évènement historique. La comtesse de Boigne, encore, n’en revenait pas :
Tandis que les passions révolutionnaires s’agitaient en Europe, la main puissante qui les avait domptées et fait servir à répandre son nom dans tout l’univers, cette main désarmée qui effrayait encore les nations cédait au plus terrible des vainqueurs.
Le 5 mai 1821, Napoléon Bonaparte exhalait son dernier soupir sur un rocher au milieu de l’Atlantique. La destinée lui avait ainsi préparé le plus poétique des tombeaux. Placée à l’extrémité des deux mondes, et n’appartenant qu’au nom de Bonaparte, Sainte-Hélène est devenu le colossal mausolée de cette colossale gloire ; mais l’ère de sa popularité posthume n’avait pas encore commencé pour la France.
J’ai entendu crier par les colporteurs des rues : « La mort de Napoléon Bonaparte, pour deux sols ; son discours au général Bertrand, pour deux dols ; le désespoir de Madame Bertrand, pour deux sols, pour deux sols », sans que cela fit plus d’effet dans les rues que l’annonce d’un chien perdu.
Je me rappelle encore combien nous fûmes frappées, quelques personnes un peu plus réfléchissantes, de cette singulière indifférence ; combien nous répétâmes : « Vanité des vanités, tout est vanité ! » Et pourtant la gloire est quelque chose, car elle a repris son niveau, et des siècles d’admiration vengeront l’empereur Napoléon de ce moment d’oubli.
Récits d’une tante : mémoires de la comtesse de Boigne, née d’Osmond T.3, chapitre V
Mort d’un homme, naissance d’un mythe
La comtesse avait vu juste et une décennie plus tard, les esprits commençaient de s’échauffer. Le mythe napoléonien était en marche : on commençait à s’interroger quant à la cruauté supposée des geôliers de Napoléon ou à son possible empoisonnement et le Petit Caporal devint une figure romanesque de la littérature du XIXe siècle. « Quel roman que ma vie ! », Napoléon qui avait lui-même esquissé les grands traits de son mythe fut après sa mort, conté par les plus grands. Chateaubriand, Balzac, Zola, Michelet, Stendhal contribuèrent à mythifier ce personnage historique, aujourd’hui toujours auréolé de légendes.
Victor Hugo, extrait de Buonaparte, poème composé en mars 1822 et publié dans le recueil Odes et ballades (1826) :
Là, se refroidissant comme un torrent de lave,
Gardé par ses vaincus, chassé de l’univers,
Ce reste d’un tyran, en s’éveillant esclave,
N’avait fait que changer de fers.
Des trônes restaurés écoutant la fanfare,
Il brillait de loin comme un phare,
Montrant l’écueil au nautonier.
Il mourut. — Quand ce bruit éclata dans nos villes,
Le monde respira dans les fureurs civiles,
Délivré de son prisonnier.
Marielle Brie de Lagerac
Marielle Brie est historienne de l’art pour le marché de l’art et de l’antiquité et auteur du blog « Objets d’Art & d'Histoire ».