L’année bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte n’a pas encore été inaugurée que la polémique fait déjà rage. Que reproche-t-on à l’empereur Napoléon Ier ? Entre légende noire et légende dorée, Bonaparte est un personnage complexe, un objet historique qu’on aurait tort de juger à l’aune du présent.


A-t-on conscience de l’influence exercée quotidiennement par Napoléon sur nos vies ? Le Code civil est sans doute l’exemple le plus immédiat mais le baccalauréat, la Légion d’honneur et le Louvre tel que nous le connaissons aujourd’hui sont des ouvrages napoléoniens. La gloire que ce personnage français connu – de son vivant – à l’échelle mondiale fut si grande que nous peinons encore à nous la figurer. C’est sans doute cette gloire qui vaut d’ailleurs à Napoléon tant de critiques : assez proche de nous et documentée pour que nous puissions oser la comparaison avec notre époque contemporaine mais suffisamment éloignée pour qu’il soit tentant de ne rien voir d’autre que l’aura de l’homme qui créa son propre mythe. Napoléon Bonaparte n’a pas le confort glorieux des héros antiques. 

Bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte : 5 mai 1821 - 5 mai 2021
Bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte : 5 mai 1821 - 5 mai 2021

Napoléon Bonaparte et la restauration de l’esclavage

L’ascension de Bonaparte n’est pas le fait d’un seul homme. Son accession au pouvoir non plus. Le coup d’État du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799) puise dans les finances d’hommes d’affaires aussi aisés qu’inquiets de l’instabilité politique du pays. Leur soutien ne connaît pas la philanthropie et sous-tend naturellement qu’ils acquièrent voix au chapitre dans les décisions qui seront prises par la suite. Une fois Napoléon Bonaparte nommé Premier Consul (le 20 brumaire), les requêtes concernant le rétablissement de l’esclavage aboli en 1794 dans les colonies françaises deviennent régulières et insistantes. Jusqu’en 1802, Bonaparte ne cède pas :

Nous ne devons pas retirer la liberté à des hommes à qui nous l’avons donnée.

Hélas, il finira par revenir sur ses mots. Suite à la paix d’Amiens en mars 1802, la France récupère ses colonies de Martinique, Tobago et Sainte-Lucie. Or la loi abolitionniste de 1794 n’avait été appliquée ni à La Réunion – qui avait entravée son application – ni à la Martinique où une insurrection royaliste avait débouché sur un accord de soumission à la royauté anglaise avant que cette dernière ne conquiert l’île. 

La loi du 20 mai 1802 concerne les territoires qui n’avaient pas appliqué la loi abolitionniste de 1794. Ainsi, les territoires récupérés lors de la paix d’Amiens n’étaient en théorie pas concernés par cette loi. Néanmoins, l’esclavage est rétabli en Guadeloupe par un arrêté du 16 juillet 1802 – dont l’original découvert en 2007 aux Archives nationales est présenté à l’occasion d’une exposition commémorant le bicentenaire de la mort de Napoléon Ier en 2021. La présentation de ce document pour la première fois au public est une prise de position importante permettant d’affiner une dimension souvent déformée ou mal connue du règne de Bonaparte et ses conséquences sur les droits humains tout au long du XIXe siècle. En Guyane, l’esclavage est rétabli en avril 1803. Le général François-Dominique Toussaint Louverture (1743 – 1803), participera à l’indépendance d’une partie de Saint-Domingue qui deviendra Haïti le 1er janvier 1804.

Portrait de Toussaint-Louverture réalisé par M. de Montfayon. Fin XVIIIe - début XIXe siècle.
Portrait de Toussaint-Louverture réalisé par M. de Montfayon. Fin XVIIIe - début XIXe siècle.

Les massacres perpétrés par les troupes françaises sur les insurgés noirs en Guadeloupe et en Martinique pour reprendre le contrôle font partie des actes les plus sanglants du règne de Bonaparte. Ajoutons que l’abolition de l’esclavage en France devra attendre 1848 avant d’être définitive. Les débuts du règne du futur empereur font ainsi de la France le seul pays à avoir rétabli l’esclavage. Une exception culturelle française dont l’Histoire se serait bien passée.

Napoléon Bonaparte, le misogyne ?

L’aristocratie d’Ancien Régime – la plus haute en particulier – se distingua au XVIIIe siècle comme l’un des seuls milieux dans lequel la misogynie n’avait pas (ou peu) cours. Les révolutionnaires leur en tinrent rigueur et les accusations pleurèrent. Les reproches étaient tout trouvés et les aristocrates de s’être efféminés, d’être devenus faibles comme on imaginait alors le penchant naturel des femmes. La Révolution en opposition à l’Ancien Régime se voulut donc à virile. Bonaparte, comme tous les hommes de son temps, n’imaginait pas autrement l’idéal masculin : solide, fort et déterminé, des adjectifs volontairement éloignés de la sphère féminine trop superficielle et fragile pour se mêler de sujets sérieux. Les exubérances des Merveilleuses de la fin du XVIIIe siècle sonnent le glas d’une présence féminine acceptée et admirée hors de l’espace domestique, un dernier soubresaut avant un XIXe siècle au féminisme consternant aux yeux de notre jeune XXIe siècle.

Une fois instaurés le Directoire et encore davantage l’Empire, le XIXe siècle pousse plus loin la virilité révolutionnaire en dessinant assez fermement des genres masculins et féminins dont on a, encore au début du XXe siècle, toutes les peines du monde à se débarrasser. 

Le Code civil, fameux ouvrage du règne napoléonien, s’impose alors à nos yeux comme le contempteur assumé et satisfait de la condition féminine et de l’opprobre contemporaine. Et pour cause, le texte n’a pas l’âme féministe. Pourtant il serait parfaitement anachronique d’imaginer que l’homme de ce début de XIXe siècle se laisse imposer une idée de la femme par Bonaparte. La misogynie n’est ni ambiante, ni nouvelle.

Si quelques très rares féministes se sont faites entendre pendant la Révolution française, il est parfaitement impensable d’imaginer donner à une femme les responsabilités d’un homme politique. En ce sens, Napoléon Bonaparte n’est pas plus misogyne que ses contemporains (mais l’est sans doute davantage que ses contemporaines). En élaborant le Code civil, Bonaparte garde en tête sa préoccupation première : protéger la cellule familiale dont le modèle est nécessairement patriarcal. Une délicieuse ironie quand on connaît la place centrale et autoritaire de Letizia (1750 – 1836) dans la clan du célèbre Corse.

L’homme se doit ainsi d’être au centre de la famille, il est son pilier central. Il est tenu de se faire respecter et de protéger femme et enfants. Les défaillances du chef de famille sont légalement répréhensibles mais celles des femmes le sont encore davantage. Le Code civil cantonne la femme à la place d’un individu mineur placé sous la tutelle de son mari : «  Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari. » La femme est considérée comme « faible et dépendante », à l’image d’un enfant. Raison pour laquelle les droits de la femme, s’ils sont considérés comme sacrés, ne peuvent lui être confiés car sa nature même ne lui permet pas de les exercer raisonnablement. Jacques de Maleville (1741-1824), l’un des rédacteurs du Code civil, aime à rappeler aux femmes le « sentiment de leur infériorité » et « la soumission qu’elles doivent à l’homme qui va devenir l’arbitre de leur destinée. » Néanmoins, triste réconfort, un homme ne peut divorcer d’une femme âgée de plus de 45 ans. Une précaution qui découle des devoirs du mari tenu d’assurer la protection de son épouse. Pas question donc d’abandonner cette dernière si d’aventure l’envie vous prenait de retrouver les sensations émoustillantes de la jeunesse.

Encore une fois, notons l’ironie qui force Napoléon Ier à contourner sa propre loi pour épouser Marie-Louise d’Autriche (1791 – 1847).  La protection des enfants est également une préoccupation qui importe à Bonaparte et nous avons toujours aujourd’hui hérité de plusieurs de ses dispositions. 

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Napoléon et Joséphine peints par Harold Hume Piffard (1867 - 1938). Collection privée

Pour un homme qui jugeait l’éclatement de la cellule familiale comme un désordre néfaste à la bonne tenue de la société, sa vie privée fut le parfait contre-exemple, un fiasco total qui a de quoi laisser songeur et qui révèle une grande partie de l’ambivalence du mythe napoléonien.

Marié à une veuve mère de deux enfants, il parvient finalement à divorcer alors que Joséphine est âgée de 46 ans. Sa seconde épouse Marie-Louise lui donne un fils qui connaîtra à peine son père et qu’une solitude terrible rongera jusqu’à sa mort à l’âge de 21 ans. Deux autres enfants de Napoléon vivront sans jamais être reconnus par leur père puis Bonaparte mourra à Sainte-Hélène, seul et sans aucun membre de sa famille à ses côtés. L’éclatement de la cellule familiale qu’il craignait tant ne pouvait pas être plus complet. 

Alors le Code civil est, sans doute, sévère avec la condition féminine ; mais il ne s’agit pas d’une idéologie personnelle à Napoléon Bonaparte. Car la chute de l’Empereur n’annonce pas d’améliorations pour les femmes dont le statut inférieur est entretenu sous la Restauration. 

Bien sûr quelques voix féminines contemporaines de l’ouvrage napoléonien s’élèvent contre de telles considérations mais elles sont rares et nécessitent un certain statut social pour être entendues. Les rares femmes journalistes, ces « bas bleu » que les hommes méprisent, essaient de se faire entendre dans un monde journalistique et littéraire entièrement aux mains des hommes. La tâche est pour le moins ardue et pénible. Seule la figure pleine de panache et la célébrité éclatante de Madame de Staël (1766 – 1817) s’offusque ouvertement de ce qu’on inflige aux femmes. Son caractère et son intelligence dissuadent jusqu’à Napoléon même de répliquer, lui qui disait d’elle :

J’ai quatre ennemis, la Prusse, la Russie, l’Angleterre et Madame de Staël.

Portrait de Germaine de Staël par Marie-Éléonore Godefroid d'après François Gérard. Première moitié du XIXe siècle. Tableau conservé au château de Versailles.
Portrait de Germaine de Staël par Marie-Éléonore Godefroid d'après François Gérard. Première moitié du XIXe siècle. Tableau conservé au château de Versailles.

Le 5 mai 2021 inaugure le bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte, mort à Sainte-Hélène le 5 mai 1821. Si les critiques s’élèvent partout quant à la célébration ou pas de la mort de ce personnage et de la commémoration de son influence dans l’histoire de France, les opinions clivantes portent encore le débat aux confins d’une absurdité qui relève parfois de la performance artistique. 

Commémorer ne signifie ni encenser aveuglément ni tirer à vue. La vertu des débats entre historiens et spécialistes de l’histoire napoléonienne aux discours argumentés, documentés et posés sont sans doute les meilleures réponses à apporter en cette année de commémoration. Chacun doit pouvoir se faire une opinion éclairée sur la réalité historique de Napoléon Bonaparte, de son règne et de son influence encore aujourd’hui dans nos vies. Les nombreux débats, ouvrages et expositions prévues à cette occasion seront l’occasion, nous l’espérons, d’engager une véritable réflexion sur ce personnage dont le mythe écrase parfois la nécessaire nuance.