« Vitesse, vitesse, vitesse ». Ces mots de Napoléon Bonaparte pourraient succinctement résumer l’essence de son génie stratégique. L’armée napoléonienne se déplaçait deux fois plus vite que ses adversaires. Un atout autant qu’une prouesse, tout deux supportés par un accessoire se montrant (presque) toujours défaillant : les chaussures des soldats.
Sans doute aucune campagne ne fut harassante comme les campagnes napoléoniennes. Qu’une bonne condition physique soit essentielle pour faire un bon soldat, nul n’en doutera, mais plus que pour toute autre, les conscrits des guerres napoléoniennes se devaient d’avoir une santé de fer. Probablement, aucun n’imaginait la rudesse et l’endurance nécessaire dont les soldats devraient faire preuve pour affronter les marches forcées sur des terrains souvent mauvais et chaotiques.
La conscription concernait alors les jeunes âgés de 20 à 25 ans, en bonne santé naturellement. Tirés au sort, les conscrits désignés par la Fortune – dont on peut légitimement interroger les bonnes intentions – devaient être formés rapidement pour intégrer des régiments composés de jeunes et de vieux soldats expérimentés. Au prix d’un entraînement militaire intensif et sévère, il fallait trois mois de service pour faire d’une recrue un fantassin efficace. Or le tout premier enseignement dispensé consistait bien souvent à différencier son pied droit de son pied gauche, un exercice rudimentaire mais indispensable pour que le bon soldat marche correctement au pas. Pour ces jeunes gens majoritairement sans éducation et davantage versés dans l’art de travailler la terre que de s’y déplacer de manière ordonnée et synchrone, les instructeurs trouvèrent une astuce qui mit au centre de la vie du futur soldat un accessoire qui allait concentrer leur attention de manière constante jusqu’à ce qu’ils reviennent, peut-être un jour, à la vie civile : les chaussures. Dans la chaussure gauche (ou le sabot pour ceux qui n’étaient pas encore parfaitement équipés) on plaçait de la paille tandis que la chaussure droite était rembourrée de foin. Ainsi, le soldat allait au pas sans se tromper au cri scandé de son supérieur « Paille – Foin ! Paille – Foin ! ». L’anecdote attestée a de quoi faire sourire si le problème des chaussures dans les armées napoléoniennes n’était pas devenu un souci permanent pour l’État-Major.
Les marches napoléoniennes
Les campagnes napoléoniennes pour être fulgurantes doivent être menées par des soldats endurants, sans blessure et donc bien équipés. Car les marches sont terriblement longues. Relier une ville à l’autre, un champ de bataille à l’autre sous-tend souvent de parcourir en très peu de temps des dizaines de kilomètres par jour à un rythme soutenu. L’exploit des troupes du général Friant (1758 – 1829) força en ce sens l’admiration lorsque ses effectifs rallièrent le champ de bataille d’Austerlitz en parcourant plus de cent kilomètres en 44 heures. En moyenne, les troupes parcouraient quotidiennement 50 kilomètres dans des conditions (terrain, climat) souvent difficiles. On comprend dès lors l’importance capitale pour les soldats d’être bien chaussés.
Les chaussures distribuées par l’Armée étaient en peau de vache retournée et pesaient 611 grammes (seulement, pourrait-on ajouter). Elles étaient de trois tailles allant du petit (entre 20 et 23 cm) au grand (plus de 27 cm) en passant par une taille moyenne (entre 23 et 27 cm). La dernière semelle était en cuir de bœuf tanné puis renforcée de clous de cordonnier : on en comptait entre 36 et 40 selon la pointure. Le soldat les attachait fermement avec un lacet de cuir passant par deux trous dépourvus d’œillet ; l’usure devait bien vite en venir à bout. Comme presque toutes les chaussures de cette époque, le bout était carré. Une particularité tout de même spécifique à la chausse militaire : il n’y avait ni pied droit ni pied gauche. Les deux chaussures parfaitement identiques étaient façonnées par le pied de leur porteur au gré des éprouvantes marches qu’il effectuait. Ainsi, chaque nouvelle recrue se voyait remettre un uniforme, une arme et bien entendue une paire de chaussures normalement conçue pour parcourir mille kilomètres.
Mais ces dernières étaient si vite usées que de nombreux témoignages rapportent qu’à la fin des combats, les soldats s’empressaient de retirer les chaussures des morts quant ils ne se fabriquaient pas eux-mêmes des chaussures avec les moyens du bord. Pendant la guerre d’Espagne, les chaussures de rechange n’arrivant pas, les soldats se firent bottiers en plus de leurs devoirs habituels. Dans ses Mémoires, David Victor Belly de Bussy (1768 – 1848) rapporte que les hommes se faisaient des bottes en roulant de la peau de bœuf autour de chaque jambe et pied, en prenant soin de laisser les poils de l’animal en dehors.
Ainsi, malgré l’importance que Napoléon Bonaparte accorda toujours au bon équipement de ses troupes, l’intendance prit sous l’Empire une ampleur telle que les financiers bataillant pour remporter les marchés militaires n’eurent aucun scrupule à fournir un équipement de piètre qualité pour le plus gros des troupes. Sans même parler des problèmes liés au ravitaillement, les chaussures des soldats furent un souci permanent et un sujet récurrent dans la correspondance de Napoléon.
Les fournisseurs peu scrupuleux de l’Armée napoléonienne
Les contrats signés avec l’armée étaient juteux pour qui avait les moyens de payer les avances et de s’y entendre en politique officieuse. La corruption et les amitiés d’un cercle proche du pouvoir étaient absolument nécessaires pour qui aspirait à faire des affaires.
Pour la campagne d’Italie, ce sont les frères Coulon, amis de Bourienne (1769 – 1834) qui remportèrent le marché des chaussures des soldats mais leur faillite mit un terme à ce contrat. Avant la bataille de Marengo, un traité fut signé avec Étienne Perrier et son homologue Louis Cerf, tous deux cordonnier-bottier. Ces deux artisans parisiens furent chargés de fournir chaussures et bottes à la hongroise aux corps de l’Armée. Mais c’est sans aucun doute Arman-Jean-François Seguin (1767 – 1835) qui emporta le plus gros contrat. Ce chimiste était parvenu à élaborer un procédé de tannage rapide qui ne nécessitait que trois semaines au lieu des six mois traditionnels. Naturellement, cette innovation attira l’attention de l’État qui octroya à Seguin le marché de « tous les cuirs tannés, corroyés et hongroyés nécessaires à la chaussure et à l’équipement de la totalité des troupes à pied et à cheval » pour une durée de 9 ans à partir de l’an VI (1796).
Ces marchés aux avantages économiques non substantiels n’étaient pourtant pas inspectés comme on pourrait l’attendre d’une commande d’État. Les financiers se firent donc fort de minorer la qualité des produits pour réaliser davantage de profit. L’affaire des chaussures en carton semble commencer comme une plaisanterie mais il n’en est rien.
Pour la campagne de Russie, les soldats de la Grande Armée se virent octroyer des chaussures en faux cuir et à semelles de carton. Ce qui eut été un fâcheux désagrément en Espagne se transforma en cauchemar glacé en Europe de l’est. Gabriel-Julien Ouvrard (1770 – 1846) un des plus importants financiers de l’époque – personnage que Bonaparte appréciait peu mais dont il avait besoin – fut soupçonné d’être à l’origine de cette livraison malhonnête et méprisante. Il semble qu’aucune preuve ne puisse pour le moment l’attester formellement.
Les bottes de Napoléon Bonaparte
Les soldats étaient ainsi les plus mal chaussés. Mais plus l’on s’élevait dans la hiérarchie militaire, plus on favorisait le confort de ses pieds (entre autres). Aux plus hauts gradés allaient les guêtres et les bottes sans que pourtant la qualité ne soit toujours au rendez-vous. Si nécessaire, les émoluments permettaient cependant de s’offrir une paire faite de bon cuir.
Napoléon Ier ne se distingua jamais sur les champs de batailles ou durant les campagnes par un luxe déplacé et naturellement son goût allait à la simplicité. Il privilégia toujours la qualité bien qu’il fit souvent preuve de négligence. Son bottier Jacques, installé rue Montmartre à Paris, racontait que Napoléon avait la vilaine habitude d’attiser le feu des bivouacs du bout de sa botte, usant ainsi de nombreuses paires qui sans ce méchant traitement auraient encore tenu longtemps. Bonaparte s’attacha un modèle de hautes bottes à l’écuyère – des bottes souples à revers – en maroquin noir qu’il commanda à de nombreux exemplaires. Il chaussait une taille 40 actuelle et les payait 80 francs soit 20 francs de plus que le célèbre bicorne en castor noir (lien). Une somme coquette pour l’homme du peuple mais presque trop peu élevée pour un Empereur dont on doit reconnaître – au moins – le goût des choses simples.
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Marielle Brie de Lagerac
Marielle Brie est historienne de l’art pour le marché de l’art et de l’antiquité et auteur du blog « Objets d’Art & d'Histoire ».