Napoléon Bonaparte fit régulièrement preuve d’un pragmatisme très moderne. Si notre quotidien lui doit beaucoup, du baccalauréat au ramassage des ordures, reconnaissons lui d’être parvenu à faire appliquer la numérotation des immeubles et maisons, une gageure qui épuisa les ressources de nombre de ses prédécesseurs. 


Numéroter les rues : une initiative ancienne

Si la numérotation des rues telle que nous la connaissons actuellement est somme toute récente, l’idée est pourtant ancienne. En 1421 à Paris, le pont Notre-Dame nouvellement reconstruit en bois sur piles de pierre compte pas moins d’une soixante de maisons qui goûteront contre leur gré à l’eau de la Seine lors de la crue destructrice de 1499. Sur ce pont, les habitations sont numérotées en chiffres romains et sont les seules à bénéficier de ce traitement dans la ville. Une fois au fond du fleuve, ces maisons seront le seul souvenir d’une expérience numérique qui ne sera pas réitérée avant plusieurs siècles. En attendant le siècle des Lumières, on s’oriente dans les villes en suivant des itinéraires approximatifs articulés sur des points de repères que sont les enseignes des maisons ou des spécificités du quartier. À défaut de trouver son chemin rapidement, le piéton peut au moins savourer la poésie de dédales pittoresques aux noms hérités d’on ne sait quelle curieuse légende. Ainsi en est-il de la rue du Chat-qui-Pêche aussi bien que de celle du Puits-de-l’Ermite ou de la rue Perdue. 

Hubert Robert, La démolition des maisons du pont Notre-Dame. Huile sur toile, vers 1786, collection Staatliche Kunsthalle Karlsruhe
Hubert Robert, La démolition des maisons du pont Notre-Dame. Huile sur toile, vers 1786, collection Staatliche Kunsthalle Karlsruhe

Au XVIIIe siècle, surtout dans sa seconde moitié, il semble que le goût pour la clarté et les indications de voyage plus simples prennent le dessus et la numérotation des habitations devient le commun de plusieurs villes. L’exercice sert le plus souvent à mieux collecter les impôts ou à loger plus facilement les troupes des armées de passage ou d’occupation. Mais le visiteur étranger ou le provincial égaré goûtent sans doute – avant les habitants même – le confort de déambuler dans une ville inconnue sans craindre de se perdre parce que l’enseigne servant de point de repère à fermer sans que l’on en soit informé. Ainsi la numérotation des habitations apparaît par exemple en Prusse en 1737, à Madrid en 1750, à Milan en 1786 et à Paris en 1779. Vaine entreprise dans la capitale française car c’est un euphémisme de préciser que les Parisiens font preuve de frilosité face à cette initiative. À mesure qu’on numérote le jour, les indications de peinture fraîche disparaissent la nuit ! À une époque où les rumeurs  – et les faits ! – vont bon train et reconnaissent dans le marquage des maisons un signe indiscutable du passage imminent de voleurs, personne n’est à l’aise avec l’idée d’une numérotation bien visible quand bien même elle serait généralisée à toutes les habitations et sans distinction de quartiers ou de rang social. 

Pourtant l’idée fait son chemin et les éditeurs d’almanach et d’annuaires n’y sont pas pour rien ! On imagine sans peine l’intérêt qu’une pareille numérotation serait pour eux : des adresses qui deviendraient précises et nécessiteraient d’être régulièrement actualisées de sorte que l’édition annuelle d’almanachs et d’annuaires se transformeraient en affaire juteuse particulièrement fructueuse. D’ailleurs, c’est sur l’initiative d’un de ces commerçants qu’a lieu la première numérotation parisienne de 1799 et qui se solda par un piteux échec. 

Almanach impérial pour l'année 1813, Paris, chez Testu et Cie, 1813. Provenance : comte Pierre de Montesquiou-Fézensac, alors Président du Corps législatif (inscription frappée et couronnée sur les plats) © PIASA
Almanach impérial pour l'année 1813, Paris, chez Testu et Cie, 1813. Provenance : comte Pierre de Montesquiou-Fézensac, alors Président du Corps législatif (inscription frappée et couronnée sur les plats) © PIASA

La Révolution ne craigna pourtant pas de s’emparer du problème à bras le corps et concocta un système d’une complexité telle qu’il fut la source d’absurdités particulièrement remarquables (des numéros sans suite ou bien le même numéro plusieurs fois répété dans une même rue) et qui rendaient miraculeusement le système sans numérotation bien plus clair et simple que le système en étant pourvu. Notons tout de même que Choderlos de Laclos (1741 – 1803), s’il proposa un système de numérotation aussi tordu que l’esprit du Vicomte de Valmont n’imagina pas moins quelques systèmes ingénieux comme celui consistant à distribuer les numéros pairs aux rues perpendiculaires à la Seine et les numéros impairs aux rues qui lui étaient parallèles. Si ce n’est pas tout à fait le système mis en place par Napoléon Ier, on peut reconnaître qu’il s’en inspire.

Le système impérial de numérotation des rues

Le 4 février 1805, un décret rend obligatoire la numérotation des rues. À Paris, le préfet Nicolas Frochot (1761 – 1828) est en charge de l’application de ce décret qui s’appuie sur un système dont la conception n’a pas été une partie de plaisir !

Enfin, le résultat permet d’y voir plus clair sans engendrer de complexités trop handicapantes au quotidien. À l’inverse de ce que préconisait Marin Kreenfelt de Storck, éditeur de l’Almanach de Paris en 1779, l’unité numérique est désormais la maison et non plus la porte.

Puis la numérotation des portes suit des règles géographiques simples et capables de s’appliquer à presque toutes les rues de la capitale. Une distinction est faite entre les nombres pairs (à la droite du piéton) et les nombres impairs (à sa gauche) ; le sens des rues est orienté de l’amont vers l’aval pour les rues parallèles à la Seine, et des berges vers le nord et le sud pour les rues obliques ou perpendiculaires à la Seine. 

Visuellement, les numéros sont différenciés de manière à faciliter la compréhension de la position géographique dans laquelle se trouve le piéton. Dans les rues perpendiculaires ou obliques au fleuve, la numérotation est tracée en noir sur un fond ocre tandis que dans les rues parallèles à la Seine, le numéro est inscrit en rouge, toujours sur fond ocre. 

Numéro peint en noir sur fond ocre, conformément à la réglementation de 1805 pour les rues perpendiculaires à la Seine
Numéro peint en noir sur fond ocre, conformément à la réglementation de 1805 pour les rues perpendiculaires à la Seine

La municipalité de Paris prit en charge entre juin et septembre 1805 la première numérotation des rues de la ville mais l’entretient de ces numéros – pour qu’ils demeurent bien visibles – revenait aux propriétaires dont on imagine qu’ils furent particulièrement enchantés par cette nouvelle mesure. La peinture ne résista pas longtemps au climat parisien et on édita  alors généreusement un cahier des charges (hauteur, emplacement, couleur et matière de la plaque qui pouvait être en tôle vernissée, en faïence en terre à poêle émaillée) laissant aux propriétaires la liberté d’investir dans une numérotation qui ne nécessitait pas un entretien régulier. 

Le 28 juin 1847, l’application de l’arrêté du préfet de la Seine engagea une régularisation des plaques de rue et de numérotation en optant pour des plaques de porcelaine émaillée dont les chiffres blancs s’inscrivaient sur un fond bleu azur toujours d’actualité à Paris et en province. 

Lors de l’application du nouveau système de numérotation, se posa le problème des îles de la Cité et Saint-Louis. Puisque les rues perpendiculaires aussi bien que les rues parallèles donnaient sur la Seine, on prit le parti d’assimiler l’Île de la Cité à la rive gauche tandis que l’Île Saint-Louis s’apparentait à la rive droite. Par superstition, le numéro 13 de certaines rues fut remplacé par le n°11 bis et parfois, sans que l’on sache pourquoi, des rues furent numérotées à l’envers.

Plaque de la rue Napoléon dans le 6e arrondissement de Paris © actu.fr
Plaque de la rue Napoléon dans le 6e arrondissement de Paris © actu.fr

Ce décret de Napoléon Ier, sous ses airs bonhomme, changea la manière de concevoir l’espace géographique d’une ville. En facilitant toutes sortes de démarches, la numérotation des rues permet encore aujourd’hui de circuler rapidement, sans perdre de temps. Ironie du sort, peu de rues baptisées à la mémoire de Bonaparte permettent de lier le décret de février 1805 à son instigateur. La rue Bonaparte dans le 6e arrondissement de Paris évoque davantage le souvenir du général que celui de l’empereur tandis que le quai Napoléon de 1804 est aujourd’hui séparé en deux parties, l’une baptisée Quai aux Fleurs et l’autre Quai de la Corse, évocation pudique. 

Son île natale et l’île d’Aix, la dernière qu’il foula avant son rocher de Sainte-Hélène, ont encore des rues Napoléon comme quelques rares autres villes françaises. À défaut de rues, souvenons-nous du succès de leur numérotation ! 

Plaque de la rue Napoléon à l’île d’Aix © Sud Ouest
Plaque de la rue Napoléon à l’île d’Aix © Sud Ouest