Lecteur insatiable et exigeant, Napoléon Bonaparte dévora inlassablement tous les livres propres à lui être utiles. Curieux de tout, il ne délaissa aucun genre. Précautionneux avec les ouvrages qu’il aimait, il n’avait en revanche aucune pitié pour ceux qu’il jugeait seulement bons à nourrir…la cheminée !
Napoléon Bonaparte : l’éducation par les livres
La modeste bibliothèque de Charles Bonaparte (1746 – 1785) dans la maison familiale d’Ajaccio fut la première source qui abreuva le futur empereur. Le jeune Napoléon y découvrit des auteurs qui l’accompagnèrent tout sa vie : Plutarque, Homère et Virgile pour ne citer qu’eux. Naquit alors chez lui la passion pour l’histoire et la politique ; la lecture de quelques ouvrages sur la Corse vint enrichir un patriotisme d’abord insulaire. Puis la bibliothèque de l’École royale militaire de Brienne, mise à sa disposition pendant ses études, fit de lui un lecteur assidu avec un goût toujours plus affirmé pour les classiques antiques et de la Renaissance. Ce goût lui fut reproché par celui que Napoléon admira longtemps : Pasquale Paoli (1725 – 1807), homme politique corse, qui le tança d’un sarcasme tranchant, reprochant à son admirateur d’« être entièrement sorti de Plutarque ». Le héros du jeune Napoleone était bien sévère… Les premières années du lieutenant, officier puis capitaine Bonaparte furent pour lui des occasions de boulimie de lecture. Le futur Napoléon Ier entendait pallier à ses lacunes par un apprentissage rigoureux de tout ce qu’il estimait lui manquer. Brienne ne lui avait pas tout enseigné et la fréquentation de quelques salons lui apprit qu’il se devait de s’enrichir intellectuellement. À Valence, le jeune lieutenant noua de solides relations avec le bien nommé libraire Marc-Aurel dont il dévora la bibliothèque. Le fils du brave érudit imprimera un écrit de Bonaparte lorsque ce dernier avait encore quelques prétentions littéraires. Bonaparte renouvela cette expérience relationnelle en correspondant un temps avec Paul Borde, libraire à Genève. La période révolutionnaire n’éveilla pas seulement chez lui le goût pour l’État et la société. Les nombreux bouleversements soulevaient des questions dont il cherchait partout les réponses ; les ouvrages d’histoire et de théorie politique avaient alors naturellement toute son attention. Dans son propre domaine militaire aussi, il étudiait sans cesse : les principes et l’histoire de l’artillerie, l’art du siège, Machiavel ou les récits des campagnes de Frédéric le Grand (1712 – 1786) furent parmi ses lectures. Plus étonnant, il jeta également son dévolu sur des ouvrages dont les sujets semblent prémonitoires au regard de l’histoire. Que penser de ses lectures sur les cultures Arabes, sur l’intérêt qu’il porta à leurs mœurs et leurs coutumes, la topographie de leurs pays comme celle de l’Égypte et de son histoire ? Il lut – nous le savons par ses correspondances et ses biographes – des livres relatifs aux finances françaises, aux lois de l’accroissement de la population et des statistiques de mortalité, aux constitutions des pays d’Asie et des anciens royaumes d’Amérique du sud. On pourrait esquisser par ces lectures le portrait d’un ambitieux, pourtant tout cela est à égale mesure avec son goût pour Montaigne et Montesquieu, Rousseau, Buffon et Mirabeau, l’astronomie, la géologie et même la météorologie. Frénétiquement, il annotait ses ouvrages – habitude qu’il ne perdit jamais -, relevait les mots qu’il ne connaissait pas et enrichissait patiemment son vocabulaire. Rien ne semble l’avoir laissé indifférent et sa mémoire prodigieuse aidant, aucun doute que les enseignements qu’il tira de ses lectures firent de lui un jeune homme éclairé mais aussi capable de se forger sa propre opinion, en puisant dans un large arsenal de connaissances. Un atout qui sans doute fit la différence en ce tournant du siècle troublé où les opinions pouvaient parfois valoir d’avoir la tête tranchée…
Une fois le jeune général affecté à la petite armée d’Italie, c’est encore dans les livres que Bonaparte prépara son départ. Il s’y plongea tant et tant qu’il arriva en retard à son propre mariage avec Joséphine le 9 mars 1796, ce n’était pourtant pas faute d’avoir ardemment désiré cette union… La veille, Napoléon s’était rendu à la Bibliothèque nationale pour consulter les livres susceptibles de le familiariser avec le pays qui allait faire sa gloire. Nul doute qu’il emprunta des ouvrages ou s’en procura pour les étudier chez lui jusque tard dans la nuit. Déterminé et scrupuleux, les préparatifs de la campagne d’Italie se firent surtout par de nombreuses lectures qui détournèrent et accaparèrent le fiancé au point de lui faire repousser sa nécessaire présence auprès de la Beauharnais. Entre devoir et passion, on se fera juge de l’impossible choix qui tirailla Napoléon !
Quelques jours après le 18 brumaire (9 novembre 1799), les livres furent à nouveau révélateurs des intérêts du futur Napoléon Ier. Les nouveaux Consuls entreprirent de se partager la bibliothèque du Directoire ; on imagine Napoléon partisan enthousiaste de cette décision. Chacun choisit donc les livres dont il ferait un meilleur usage et le reste forma la bibliothèque du Conseil d’État. Le dévolu de Napoléon se jeta sans surprise sur les livres d’histoire et d’art militaire. Le goût de la lecture ne passa jamais et qu’il soit Consul ou empereur, il ne cessa jamais de lire. Mais notre homme avait la bougeotte et le temps des ebook était encore bien trop loin pour le laisser augurer la facilité de voyager léger ! N’ayant pas le souci de transporter les lourds ouvrages de sa bibliothèque, il fut décidé – plusieurs fois – de la création d’une bibliothèque de campagne, le projet fut long à se matérialiser…
Les bibliothèques de Bonaparte : des palais aux campagnes
La première bibliothèque de Bonaparte fut modeste et prit véritablement forme pendant la campagne d’Italie. Ces ouvrages généralement reliés en veau portent sur le dos le chiffre BP pour « Bonaparte – La Pagerie », nom de jeune fille de Joséphine qui aimait autant la lecture que Napoléon les mondanités. Dès qu’il put se le permettre, Napoléon exigea d’avoir toujours à portée de main les ouvrages dont il avait envie ou besoin. La tâche ne fut pas aisée car le général ne tenait pas en place : à peine fut-il revenu d’Italie qu’il fallut partir pour l’Égypte et ainsi de suite. Sur la navire qui le menait en Égypte, il prépara sa campagne de la même manière qu’il l’avait fait pour celle d’Italie. Les ouvrages se succédaient pour qu’il se familiarise autant que possible avec la culture, la religion, l’histoire, la topographie et les us et coutumes du pays dans lequel il s’apprêtait à livrer bataille. La bibliothèque de bord comptait près de 300 livres qui de retour en France en 1801 restèrent de nombreuses années à Marseille.
Une fois empereur, Napoléon Ier réunit des milliers de livres dans ses différentes bibliothèques de Trianon, Rambouillet, Fontainebleau et surtout de la Malmaison. La collection comptait tous les genres et tous les sujets. À la Malmaison, les ouvrages portaient le chiffre de la première bibliothèque et parfois, sur le plat, l’inscription « Malmaison » en belles lettres dorées. Eugène de Beauharnais (1781 – 1824) hérita de ce trésor qui fut dispersé aux enchères en 1827. En 1815, l’empereur déchu emporta avec lui en exil quelques volumes de cette bibliothèque à laquelle il tenait tout particulièrement et dont, à Sainte-Hélène, il se souvenait avec émotion.
Dès 1809, pendant la guerre de la Cinquième Coalition, l’idée d’une bibliothèque de campagne se fit davantage pressante. Napoléon Ier l’avait déjà exigée mais il semble qu’elle tarda à prendre forme. L’empereur s’en plaignait souvent auprès d’Antoine Barbier (1765 – 1825) son bibliothécaire mais la tâche était loin d’être aisée ! Napoléon prescrivait un ensemble de campagne comprenant pas moins de… 3000 volumes ! De quoi effrayer le bibliophile le plus dévoué ! Finalement la bibliothèque tant attendue fut réunie pour la campagne de Russie, enfin prête pour parcourir les steppes. Les caisses d’acajou qui contenaient les ouvrages furent, semble-t-il, fabriquées par Jacob Desmalter (1770 – 1841). Le bibliothécaire Barbier s’était chargé de les remplir suivant les recommandations de son impérial commanditaire. On y retrouvait sans grande surprise un nombre important d’ouvrages destinés à préparer la campagne de Russie : topographie, rapport sur les rivières, marais, bois et chemins. Et notamment, pour la nourriture de l’esprit, un petit volume de Montaigne. L’intérêt du jeune Bonaparte pour la météorologie s’était-il éteint ? On le craint ! Et la malheureuse campagne de Russie qui punira sévèrement l’empereur entraîna aussi la disparition par le feu ou le pillage d’une grande partie de la bibliothèque si longtemps désirée.
Voici Napoléon exilé à l’Île d’Elbe. Les livres y furent encore des amis fidèles. Il relut les grands classiques antiques qu’il avait aimé dans sa jeunesse et en découvrit de nouveaux. Ainsi, Plutarque, Corneille, Racine et Voltaire côtoyaient sur les étagères les nombreux volumes des Mille et une nuits. Cette parenthèse ne dura pas longtemps et Napoléon retrouva bien vite le continent. Si la campagne de France ne lui laissa pas le loisir de lire, on le retrouve au Louvre à la fin du mois de mars 1815 où il était heureux de retrouver son bibliothécaire à qui il rapportait les ouvrages emportés pour son exil, honorant ainsi la réputation qu’il eut de toujours rendre un livre qu’il avait emprunté.
Le second exil, que ses adversaires auront à cœur de rendre définitif, ne sera pas aussi favorable que le premier aux lectures de Napoléon. Le 25 juin 1815, quelques jours après son abdication, Bonaparte entreprit de préparer son départ et donna pour instructions à Antoine Barbier de préparer une bibliothèque composée de tous les ouvrages de campagnes auxquels il fallait ajouter des ouvrages sur l’Amérique, continent où il pensait encore pouvoir s’établir. Quatre jours plus tard, il voulut finalement emporter la bibliothèque du Trianon. La Chambre des Représentants donna son accord et ce furent 1929 ouvrages qu’il fallut alors transporter à la Malmaison avant le départ de Bonaparte pour Sainte-Hélène. C’était sans compter le contrariant Gebhard Leberecht von Blücher (1742 – 1819), général prussien, qui s’opposa au transport des livres. Ses émissaires arrivèrent après le départ de la première voiture et ce furent seulement 588 volumes qui voguèrent depuis Rochefort vers Longwood. Sur sa petite île perdue au beau milieu de l’Atlantique, Napoléon eut pour souvenir ces ouvrages dont beaucoup portaient le cachet « Cabinet de S.M. l’Empereur et Roi » ainsi que ses armes, modeste souvenir de son règne. Jusqu’à sa mort, il reçut néanmoins par l’intermédiaire de ses geôliers anglais pas moins de 1226 ouvrages brochés ou cartonnés envoyés depuis l’Angleterre entre 1816 et 1821. On était alors plus proche du livre de poche que de ceux de la Pléiade, mais qu’importe, un féru de lecture ne s’attarde pas sur la forme pourvu que le fond soit bon ! Ces livres furent vendus en 1823 à Londres par la maison Sotheby’s.
Napoléon et la lecture : une efficacité redoutable
Chaque amoureux des livres a ses petits travers et habitudes. Certains annotent les pages, d’autres les plient, les tâchent. D’autres encore donnent les livres qu’ils n’ont pas aimé ou les laissent dans un endroit public. Napoléon Bonaparte, comme tout lecteur qui se respecte, posséda aussi ses petites manies. Des manies qui n’étaient cependant pas accessibles au commun des mortels !
Bonaparte exigeait partout l’efficacité. Pas de circonvolution pour lui, l’essentiel avant toute chose ! Ainsi exigea-t-il pour sa bibliothèque de campagne que les (3000 !) ouvrages qu’il souhaitait avoir à portée de main soient tous revus afin de « les corriger, d’en supprimer tout ce qui est inutile comme les notes d’éditeurs, tout texte grec et latin ; ne conserver que la traduction française. Quelques ouvrages seulement italiens, dont il n’y aurait pas de traduction, pourraient être conservés en italien. » (Antoine Barbier) ; de l’efficacité, toujours. Était-il occupé à autre chose ou fatigué de lire, ses lecteurs prenaient le relais bien qu’il leur préféra toujours Joséphine qui lisait, dit-on, avec le charme particulier qu’elle mettait en toute chose. Le pauvre Louis-Antoine Bourrienne (1769 – 1834) qui devait parfois la remplacer dans cette tâche devait faire bien pâle figure !
Enfin il est une habitude de l’Empereur qui illustra toujours son intransigeance. Si un livre avait le malheur de lui déplaire, ni une ni deux il le jetait au feu ! Et gare à celui de ses proches qui lisait un ouvrage de ce genre car Bonaparte réservait à ces livres le même sort : le bûcher ! Rien ne l’agaçait tant que de perdre son temps à une lecture qu’il jugeait mauvaise et Claude François de Ménéval (1778 – 1850), secrétaire particulier de l’Empereur, conjura Barbier pendant la campagne de 1809 d’envoyer à Bonaparte de meilleures volumes car les livres décevants « ne font qu’un saut de la valise du courrier dans la cheminée. Il ne faut plus envoyer de ces ordures-là… Envoyez le moins de vers que vous pouvez à moins que ce ne soit de nos grands poètes. » Pas de cheminée à proximité ? Qu’à cela ne tienne ! Napoléon jetait tout aussi bien les livres par la fenêtre de sa voiture. Les pages de sa suite ne manquaient dès lors pas de les ramasser, formant patiemment une bibliothèque qui – si elle eut été intégralement incendiée par l’Empereur – les occupaient pendant leurs nombreux déplacements.
Si ce portrait de Napoléon lecteur semble austère, il faut enfin l’adoucir par le goût de l’empereur pour des lectures plus légères. Ainsi, le Mamelouk Ali rapporta qu’à Sainte-Hélène, Bonaparte eut plaisir à relire un ouvrage de littérature badine quasiment inégalé à son époque : Vert-Vert écrit en 1734 par Jean-Baptiste Gresset. L’ouvrage humoristique ne manqua jamais de faire rire Napoléon qui appréciait, quand ils étaient bien menés, les sujets plein de légèreté…
Marielle Brie de Lagerac
Marielle Brie est historienne de l’art pour le marché de l’art et de l’antiquité et auteur du blog « Objets d’Art & d'Histoire ».