Il suffit de prononcer son nom pour faire frémir les plus grands d’Europe. Alors, quand Napoléon se rend à ses ennemis, les Alliés ne veulent qu’une chose : se débarrasser de l’ogre une bonne fois pour toutes.
Le début de la fin : Waterloo
Il est dit que Napoléon devait demeurer un insulaire. Né en Corse, l’empereur est exilé après sa première abdication en 1814 sur l’île d’Elbe, au large des côtes italiennes. Il s’en est fallu de peu qu’il ne soit envoyé à Sainte-Hélène dès 1815, car Elbe est critiquée, à raison, pour son manque de sûreté. Ironiquement, le gouvernement anglais refuse ce déménagement, ce qui ne fit que retarder l’échéance de la dernière croisière napoléonienne.
Assurément, l’île d’Elbe manque de hauteur pour empêcher le petit caporal de faire le mur. Quittant au bout de trois cents jours ce minuscule royaume qui lui avait été octroyé, il rejoint le continent et s’élance pour le Vol de l’Aigle, initiant les Cent-jours (qui dénombrent son temps de retour au pouvoir), chassant Louis XVIII avant d’être débouté le 18 juin 1815 à Waterloo par la coalition des Alliés, reformée à la hâte et avec succès.
À l’issue de cette cuisante défaite, Napoléon est parvenu à quitter le champs de bataille et sa cavale commence. Il prend d’abord la direction de Paris, où il espère pouvoir jouer un rôle politique, en vain, et abdique. Il s’engage alors sur la route de la Malmaison, laissant suffisamment de temps à Joseph Fouché, alors à la tête du gouvernement provisoire, pour le trahir en rapportant les projets de l’Empereur déchu aux Alliés déjà à ses trousses. Les plans échafaudés par Napoléon sont désormais connus : rejoindre Rochefort et s’embarquer pour l’Amérique. La flotte britannique est immédiatement mobilisée pour bloquer cette évasion maritime. Pendant ce temps, les policiers de Louis XVIII cavalent pour rattraper l’infernal fuyard.
Deux possibilités s’offrent alors à Napoléon : s’évader en se cachant dans un bateau rapide, capable d’échapper au blocus anglais, et mis à sa disposition, ou « s’abandonner à la générosité du Régent de Grande-Bretagne ».
« Je viens, comme Thémistocle, m'asseoir au foyer du peuple britannique », Napoléon devient anglophile
La partie se met en place et chaque protagoniste a sa carte à jouer. Napoléon ne parle pas un mot d’anglais, n’entend rien à la culture britannique, mais n’ignore pas la libéralité du droit d’asile de l’île d’Albion. Parallèlement, les Britanniques revendiquent la personne de Napoléon comme leur trophée mérité. Après plus de vingt années passées à le combattre, ils affirment être en droit d’en faire une prestigieuse prise de guerre. À cette exigence, les Alliés n’opposent rien, du moment que la Grande-Bretagne prend la responsabilité, à ses frais, de l’entretien et de l’étroite et nécessaire surveillance du prisonnier. Car s’il fallait écouter la coalition victorieuse à Waterloo, le sort de Bonaparte aurait été scellé de manière radicale et expéditive et n’aurait rien coûté par-dessus le marché.
Pendant ce temps, Napoléon a, quant à lui, refusé de fuir caché, comme un vulgaire fugitif. D’autant que la législation en vigueur chez ses ennemis anglais pourrait jouer en sa faveur, et lui laisser une chance de finir ses jours paisiblement. En tous cas, c’est ce sur quoi Cambacérès et d’éminents juristes parient au lendemain de la débâcle belge.
Alors, l’Empereur joue sa dernière carte et, pour preuve de (fausse ?) bonne volonté, se rend de lui-même aux forces anglaises en rejoignant le Bellerophon, navire ancré en rade de Rochefort, peu après 6h du matin, le 15 juillet 1815.
Je viens me mettre sous la protection de votre prince et de vos lois […] Le sort des armes m’amènent chez mon plus cruel ennemi, mais je compte sur sa loyauté.
Ni une, ni deux, le navire vogue pour l’Angleterre dès le lendemain. Pendant ce temps-là, à Londres, on ne sait toujours pas quoi faire de ce prestigieux, mais ô combien encombrant prisonnier. L’envoyer en prison en Angleterre ? En Écosse ? Les suggestions de Sainte-Hélène, mais aussi de Malte et de Gibraltar sont à nouveau sur la table. Le plus important, pense-t-on alors, c’est de trouver l’endroit le plus éloigné et le plus parfaitement sécurisé. C’était sans compter la popularité de Bonaparte.
L’accueil inattendu en rade de Torquay
Les ordres transmis au Bellerophon sont très clairs : Napoléon ne doit pas quitter le navire ni poser le pied sur le sol britannique, car dès lors, la loi du pays devrait lui être appliquée. Et vu l’accueil réservé à Bonaparte une fois le bateau parvenu près des côtes du Devon, ces précautions ne furent pas de trop !
À peine le Bellerophon est-il amarré, à l’aube, en rade de Torquay, que l’annonce de son célèbre passager se propage comme une traînée de poudre. Ce sont bientôt quelques dizaines, puis des centaines, et le lendemain près d’un millier de canots chargés de curieux venus tenter d’apercevoir le fameux empereur. Et, contre toute attente, le flegme britannique prend le dessus sur la peur, la colère ou l’esprit revanchard. Les canotiers saluent sympathiquement Bonaparte, les femmes agitent leur mouchoir et d’autres lui lancent même des fleurs !
Sur le pont, Napoléon trouve naturellement l’accueil charmant. Rasséréné par cette joyeuse arrivée, il prend la plume et adresse une lettre au futur George IV (1762 – 1830). Dans cette missive qui ne parviendra jamais au Prince Régent, Bonaparte fait montre d’humilité, annonçant qu’il souhaite « venir s’asseoir au foyer du peuple britannique ». Il demande au futur souverain, en toute simplicité, un petit domaine, à proximité de Londres, où il pourrait tranquillement finir ses jours avec quelques personnes de sa suite. À le lire, il semble que Napoléon se voit déjà en gentleman farmer, heureux d’observer, amusé, le cours du monde depuis son cottage de luxe !
Après avoir sans doute rêvé de faire de l’Angleterre une partie de son empire, il serait amusant que l’île ennemie devienne sa terre d’asile. Mais cela n’amuse pas une partie du parlement britannique ! S’il reste trop longtemps en rade de Torquay, ce maudit Français finira par emporter la ferveur populaire si l’on n’y prend garde ! D’autant qu’il suffit seulement d’un de ses deux pieds foulant le sol du Devon pour qu’il puisse déposer, en toute légalité, une requête en habeas corpus, dont on redoute qu’elle puisse honnêtement lui être accordée.
L’habeas corpus et les désillusions de Napoléon
C’était alors la fierté et la faiblesse des Anglais. La Magna Carta rédigée en juin 1215, établissait les droits respectifs du roi et des barons, ainsi que de l’Église et des villes, en ce qui concernait le gouvernement du royaume. Au début du XIXe siècle, elle était toujours en vigueur (avec quelques exceptions, spécialement en temps napoléonien). Or, l’article 39 précise qu’« Aucun homme libre ne sera arrêté ni emprisonné, ou dépossédé de ses biens, ou déclaré hors-la-loi, ou exilé, ou exécuté de quelque manière que ce soit, et nous n’agirons pas contre lui et nous n’enverrons personne contre lui, sans un jugement légal de ses pairs et conformément à la loi du pays. »
En 1679, ce texte fut complété par l’Habeas corpus Act garantissant la liberté individuelle, afin d’éviter l’arbitraire de la détention par une justification judiciaire de celle-ci, en donnant le droit au détenu de comparaître immédiatement. Or, cela s’appliquait à toute personne se trouvant sur le sol britannique. Napoléon et ses conseilleurs avaient ainsi cru lire dans ces textes de loi, une retraite honorable pour l’empereur déchu. Encore fallait-il qu’il mettre le pied à terre. Et tout fut fait pour que cela n’arrive jamais.
L’île de Sainte-Hélène est choisie comme dernier lieu de résidence de Napoléon. Le fait qu’elle soit perdue au milieu de l’Atlantique, entre le Brésil et l’Angola, joue déjà en sa faveur. Au contraire de l’île d’Elbe, Napoléon se situera si loin de n’importe quel continent que s’en échapper sera considéré d’emblée comme une parfaite absurdité. À cela s’ajoute des rapports d’officiers commandés spécialement pour mesurer les atouts de l’île comme prison. D’abord, sa petite superficie lui permet d’être défendus avec peu de moyen, d’autant que Sainte-Hélène est déjà hérissée de canons anglais et uniquement accessible par le port de Saint James, le reste n’étant que falaises abruptes, immenses et acérées. Peu de gens y vivent et tout étranger est ainsi immédiatement repéré. Et, cerise sur le gâteau, l’île n’appartient pas à la couronne britannique, mais à la Compagnie des Indes. La nuance est subtile, mais juridiquement précieuse car elle empêche Napoléon de se ranger sous l’autorité de la Magna Carta et de l’habeas corpus. Les termes de la détention sont soigneusement établis par les deux partis, le gouvernement et la société maritime, de sorte que les Anglais sont seuls en charge de la détention de Napoléon. Un commissaire spécial est seulement chargé de représenter les Russes, Prussiens et Autrichiens.
Le destin de Napoléon est ainsi scellé. Il n’aura pas mis les pieds en Angleterre, mais s’apprête à goûter les délices de son empire. S’il n’a pas mis les pieds en Angleterre, il s’apprête à goûter à son Empire. Ironiquement, les Anglais peuvent en dire autant du sien fraîchement écroulé.
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Marielle Brie de Lagerac
Marielle Brie est historienne de l’art pour le marché de l’art et de l’antiquité et auteur du blog « Objets d’Art & d'Histoire ».